Je l’ai regardée.
— A nous deux…
Nous avons dîné à Nice, dans un restaurant face à la mer. Puis nous sommes rentrés en amoureux. Pour la première fois de ma vie je faisais un voyage de noces. C’était fameux !
En rentrant, j’ai trouvé dans la boîte à lettres un avis de la banque m’informant que le virement s’était effectué. J’ai poussé un grand soupir. Rien n’est meilleur que la réussite. La réussite, non pour ce qu’elle rapporte, mais considérée simplement en tant que réussite.
— Tu parais bien heureux, Robert ?
— Je le suis.
Et comme on ne garde pas pour soi le bonheur je lui ai refait l’amour dans le jardin, au milieu du tintamarre des cigales.
Nous ne sommes pas retournés au casino pendant les jours qui ont suivi. Ça ne lui manquait pas. Les gens qui trichent n’aiment pas le jeu. Pour eux, la table de roulette ou de baccara c’est un peu l’établi de l’usine. D’autre part, il ne fallait pas que nous nous montrions ensemble dans ces sortes d’endroits si nous voulions réaliser un jour le grand projet d’Herminia.
On s’est mis à croquer peinardement mon blé. Sans faire d’extravagances, mais aussi sans se priver. La belle vie, quoi !
On faisait la grasse matinée. J’allais acheter de quoi déjeuner pendant qu’elle mettait de l’ordre dans la maison. On mangeait de la charcutaille dans la même assiette et puis on foutait le camp dans les petits bleds des environs ou sur les plages, jusqu’au soir. Ensuite nous dînions dans un restaurant sélect. On allait lichetrogner un pot dans une taule à attractions de la corniche avant de rentrer et de s’aimer.
Cette gonzesse, j’arrivais pas à m’en rassasier. Toute la journée je me retenais pour donner plus de poids à cet instant béni où nous nous retrouvions en tête à tête sans témoin ! Alors je faisais explosion et je me baguenaudais en dehors de l’existence, dans un bled où je m’attendais à rencontrer des petits gars à auréole. Et un jour tout ça s’est déchiré, les lumières se sont éteintes, j’ai compris que personne ne peut s’écraser soi-même la tête sous un rocher !
Ça a commencé un matin, en rentrant des commissions. J’aimais faire les emplettes. Vous vous fendez le parapluie en imaginant un dur avec un filet à provisions, occupé à marchander des oranges chez le crémier ? Et pourtant… Oui, pourtant j’aimais ça. J’achetais un tas de trucs : des boîtes d’ananas, du caviar, des charcuteries délicates… Tout ce dont j’avais été privé au cours de ma vacherie d’enfance et que je biglais, le naze écrasé sur les vitrines.
Comme je posais le filet sur la table, Herminia est sortie de la cuisine, le corps moulé par une robe de chambre de soie noire enrichie de motifs chinetocks.
— Tiens, quelqu’un t’a demandé pendant que tu n’étais pas ici.
Si vous faites un jour un film de mes souvenirs, n’oubliez pas de coller une musique à base de trompette fortissimo à cet endroit. Il faudrait un bon coup d’Armstrong pour rendre mon état d’esprit du moment.
J’ai regardé Herminia, ses beaux cheveux roux noués en queue de cheval, ses yeux en amandes, sa bouche non fardée… Les minuscules taches de rousseur qui constellaient sa peau blême.
— Quelqu’un ? ai-je balbutié…
— Oui. Ça a l’air de te bouleverser ?
— Qui ?
— Un petit bonhomme rigolo…
J’ai éclaté de rire.
— C’est le gérant de la maison…
— Peut-être…
— Il n’a rien dit ?
— Non, il repassera après déjeuner, vers deux heures.
Je suis allé au téléphone pour en avoir le cœur net et j’ai sonné l’agence de location. Le petit zig au canotier noir m’a répondu. Il a semblé surpris par ma question. Non, ça n’était pas lui qui m’avait demandé.
J’ai ressenti un grand froid dans mes pognes en posant le combiné sur sa fourche.
Si ça n’était pas le gérant, qui pouvait m’avoir demandé ? Excepté lui, personne ne me connaissait !
J’ai appelé Herminia qui préparait notre dînette en sifflotant.
— Oui !
— Ecoute, ce type, ton petit bonhomme rigolo, à quoi ressemblait-il ?
Elle a réfléchi.
— Attends… Il a un côté patron de bistrot. Il est presque chauve, habillé de façon très quelconque avec une figure toute ronde et des yeux à moitié clos, tu vois qui c’est ?
Non je ne voyais pas, absolument pas, et c’était bien ce qui me turlupinait…
Un petit signal d’alarme carillonnait dans ma tête. Je me suis dit :
« Et si c’était un poulardin ? »
Mais à la réflexion, ça ne tenait pas. Les poulardins vont par deux, comme les escargots.
Alors ?…
J’avais beau me creuser la calbombe, je ne trouvais aucune solution plausible. A moins que… Oui, ce devait être un type de ma banque… Ou bien… Ou bien tout culment un représentant qui avait appris mon nom chez un voisin. Herminia me l’avait dit le jour de son arrivée ici : les voisins savent tout.
Non, fallait pas se casser le bol. L’essentiel était que le bonhomme en question n’appartienne pas à la grande taule. A part ça, je me foutais de son identité.
Malgré tout, en becquetant j’étais rêveur.
Herminia l’a remarqué.
— On dirait que tu redoutes la visite de cet homme.
— Quelle idée !
— Enfin tu es préoccupé, ça se voit.
— Je suis préoccupé, pas soucieux… Je me demande…
— Quoi ?…
— Ce qu’il me veut. Je tiens à notre tranquillité… J’ai horreur des importuns.
— Qui te dit que c’est un importun ?
Après tout, elle avait raison…
Je l’aidais à débarrasser la table lorsqu’IL a frappé à la vitre de la porte-fenêtre. Je n’avais pas entendu le crissement du gravier. Ce type se déplaçait comme un chat.
A première vue, il avait quelque chose de rigolo en effet ; mais à seconde vue, il était plutôt inquiétant.
Il portait un complet gris, fatigué, une chemise sale, une cravate tirebouchonnée. C’était un blond chauve au crâne blanc et farineux. Il possédait une bille toute ronde, c’est vrai, arrondie encore par la calvitie, mais cette bouille n’était pas si débonnaire que cela et le côté troublant venait justement de son regard. Plus exactement ça venait du fait qu’il n’avait pas de regard. Ses paupières proéminentes étaient presque complètement baissées et le gars était obligé de rejeter un peu la tronche en arrière pour regarder ses interlocuteurs.
— C’est lui, m’a soufflé Herminia.
— O.K., laisse-nous…
Elle est allée dans la petite cuisine, mais elle prêtait l’oreille, de toute évidence.
J’ai délourdé. Le gars a eu simultanément un hochement de tête et un grognement.
Puis il est entré d’une démarche furtive qui contrastait avec le côté rondouillard de sa personne.
— Vous désirez ? ai-je demandé le plus calmement possible.
— Je voudrais parler à Robert Rapin.
Il n’a pas dit « à monsieur » et c’était inquiétant.
— C’est moi…
Alors une expression d’intense surprise s’est répandue sur sa frime. Il a levé le menton et m’a considéré avec attention par-dessous ses paupières de crapaud.
Enfin il a secoué la tête et a dit d’un ton morne :
— Vous n’êtes pas Robert Rapin.
Comme coup de cymbale on ne pouvait imaginer mieux.
J’ai compris que cet homme était dangereux. Et d’autant plus dangereux que je ne savais rien de lui.
J’ai réagi.
— Qu’est-ce que vous me racontez ! Je sais bien qui je suis, tout de même…
Un fugace sourire a retroussé sa lèvre supérieure.
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