— Les voilà ! dit la jeune fille en baissant le ton.
L’infirme se pencha, mais l’auto venait de contourner la maison pour gagner l’ombre du hangar de cannis.
— J’ai rien vu, fit Tonton.
— Ils le ramènent, révéla Clémentine.
Tonton fut surpris plus qu’alarmé. Il pensait que son frère et son neveu s’étaient rendus chez François Sauvage afin d’obtenir du peintre une explication. Il n’imaginait pas qu’ils le ramèneraient, et leur dessein lui échappait.
Il les vit gravir le perron de bois. Sauvage marchait entre les deux hommes en noir, les mains enfouies dans les poches ventrales de son pantalon de toile. Malgré cette allure dégagée, on le devinait prisonnier de ceux qui l’escortaient. Sa pommette tuméfiée ne saignait plus, mais une forte enflure mettait de l’asymétrie dans son visage. Comme ils pénétraient dans le living , Elisabeth sortit de la cuisine avec le plateau pour le thé. Un mince filet de vapeur rectiligne sortait du bec de la théière. La femme d’Angelo s’arrêta en voyant Sauvage. La vapeur dansa un instant devant sa figure blême. Le peintre la salua machinalement d’un hochement de tête. Elisabeth détourna la tête et posa le plateau sur la table. Elle disposa les tasses en demi-cercle ainsi qu’elle le faisait tous les jours, puisant un regain d’énergie dans la routine.
— Asseyez-vous ! invita Angelo en écartant une chaise de la table.
Sauvage hésita et s’assit. Ses yeux rencontrèrent ceux de Clémentine. Il sourit à la jeune fille qui détourna la tête.
Elisabeth emplit les tasses avec des gestes prompts et précis. Elle semblait ne pas s’intéresser à l’arrivant et même ignorer sa présence. Angelo s’empara de la première tasse et se mit à souffler dessus. Il buvait le thé sans sucre et, depuis longtemps, on ne lui mettait plus de petite cuiller. Il goûta le breuvage, souffla dessus à nouveau et porta la tasse au niveau de son nez.
Personne ne parlait, chacun lui laissant l’initiative. Il était le maître absolu. Henrico lui-même s’effaçait, soucieux de ne pas troubler son beau-père. Elisabeth regardait son mari avec admiration. Elle le revoyait tel qu’il s’était présenté à la plantation jadis, devant son père à elle, trapu, déjà massif, avec des yeux fermes et hardis. Il venait briguer une place de contremaître. Le père Vaudoyen jouait les gentlemen-farmers et l’affaire périclitait. Trop de réceptions, trop de bridges, trop de séjours sur la Côte d’Azur qu’on appelait à l’époque la Riviera. Il avait cueilli négligemment les certificats d’Angelo entre le pouce et l’index, les parcourant en les tenant éloignés de sa personne, comme s’ils eussent été des papiers gras. Elle se trouvait dans la loggia, sous l’escalier, à l’endroit précis où Héléna… C’était déjà le même canapé, avec d’autres coussins, recouverts d’une tapisserie en points de Hongrie. Elle avait vu ciller Angelo, une rougeur avait envahi le front du garçon et il devait lui avouer plus tard que si elle ne lui avait pas souri à ce moment-là, il aurait arraché ses certificats de la main de Vaudoyen et serait parti sans un mot.
Un an plus tard, comme, malgré ses efforts, l’exploitation tournait au désastre, il était entré dans la pièce alors que la famille dînait. Quelque chose de très intense luisait sous ses gros sourcils.
— Que vous arrive-t-il, Angelo ?
Sans chercher à s’excuser, il était venu se planter devant le père d’Elisabeth.
— Il m’arrive qu’on ne peut plus continuer sur ces méthodes-là, monsieur Vaudoyen. C’est la débâcle ! Si vous ne me donnez pas carte blanche, d’ici moins de six mois, votre affaire est foutue.
Un homme qui pénétrerait nu dans une église ne ferait pas davantage sensation.
— Et à quel titre vous donnerais-je carte blanche, Angelo !
— Pourquoi pas au titre de gendre, par exemple ?
Le plus étonnant, c’est qu’il n’avait presque jamais adressé la parole à Elisabeth ! Il ne la regardait même pas…
Le père Vaudoyen était resté la fourchette en l’air, l’œil rond, la moustache hérissée.
— Vous allez me foutre le camp immédiatement, espèce de sale Grec !
L’insulte n’avait pas troublé Angelo.
— Très bien, monsieur Vaudoyen, mais n’oubliez tout de même pas que les Grecs ont bâti le Parthénon, eux !
Il était sorti, et c’est alors qu’Elisabeth, comme en état second, avait posé sa main nerveuse sur celle de son père, tremblante de courroux :
— Laissez-moi l’épouser, père !
Elle aussi venait de faire son petit coup d’Etat.
— Tu l’aimes ?
— Non, mais je l’admire. Je crois que nous ferions un vrai couple !
Elle n’avait jamais aimé Angelo, du moins d’amour… Mais son admiration demeurait intacte après plus de vingt-cinq ans de mariage.
Angelo but sa tasse à petites gorgées Il regardait François Sauvage tranquillement, pensivement, comme si d’autres images s’intercalaient entre eux deux. On n’entendait que le bruit désagréable de sa déglutition. Il avalait son thé par saccades et chaque gorgée absorbée ressemblait à une pierre lâchée dans un puits.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu à l’enterrement de ma fille, monsieur Sauvage ?
Ils s’attendaient si peu à cette question, tous, qu’ils en furent interloqués.
Mal à l’aise, le peintre haussa les épaules. La personnalité de Tziflakos le paralysait. Il aurait aimé lui expliquer qu’assister à des funérailles constituait à son sens un acte inutile et qu’il avait banni de sa vie toutes les conventions hypocrites. Il renonça à lui dire que le cercueil d’Héléna ne représentait rien, non plus que la foule qui le suivait. Il craignit de ne pouvoir se faire comprendre et préféra se réfugier dans le silence.
— Vous connaissiez Héléna, pourtant ? insista Angelo.
François acquiesça.
— Depuis longtemps ?
— Je connais tous les Européens d’ici, biaisa Sauvage.
Henrico bondit sur lui et le gifla d’un revers de main sur sa pommette endolorie qui, aussitôt, se remit a saigner. Clémentine poussa un cri.
— Va dans ta chambre, lança Elisabeth à sa fille.
Cet ordre ne sous-entendait-il pas qu’elle adhérait à la brutalité d’Henrico ? Clémentine ne broncha pas et on l’oublia.
Angelo s’assit de l’autre côté de la table, en face du peintre. Henrico restait debout, près de Sauvage. Il avait une sorte d’étoile sanglante sur sa main et la contemplait farouchement.
— Je me doute que vous connaissez les Européens de la région, monsieur Sauvage. Nous ne sommes plus tellement nombreux…
Il se racla la gorge et se mit à caresser les poils de ses doigts.
— Ce que j’aimerais savoir, c’est depuis combien de temps vous parliez à ma fille.
— Quelques mois, répondit le jeune homme.
— Elle était devenue votre maîtresse ?
Il y eut un silence douloureux.
— Non, déclara enfin Sauvage. Elle était mon amie, ce qui est peut-être beaucoup mieux !
Henrico le saisit aux cheveux et lui renversa la tête en arrière.
— Ma femme ! s’étrangla le colosse. Ma femme, l’amie de ça !
Il voyait à l’envers le visage blême et meurtri de Sauvage et le trouvait laid et ridicule.
— Lâche-le ! enjoignit son beau-père.
Henrico repoussa violemment la tête de François. Celui-ci fut déséquilibré et tomba à genoux sur le plancher. Il se massa la nuque et se releva.
— Asseyez-vous ! reprit calmement Tziflakos.
Sauvage se rassit. Le sang coulait sur sa joue en une mince rigole hésitante qui brunissait rapidement. Le filet pourpre s’égarait dans le creux du menton avant de goutter sur la chemise blanche.
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