Frédéric Dard - Une seconde de toute beauté

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Une seconde de toute beauté: краткое содержание, описание и аннотация

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Ceci est l'histoire de la mort d'Héléna.
Seulement pour bien comprendre sa mort, il nous faut auparavant parler de sa vie. Laquelle des deux fut la plus mystérieuse, la plus secrète ?
Mais au fait : qui était Héléna ?

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Frédéric Dard

Une seconde de toute beauté

La mort ne vous concerne ni mort ni vif.

Vif parce que vous êtes.

Mort parce que vous n’êtes plus !

MONTAIGNE.

LES FAITS

CHAPITRE PREMIER

Lorsqu’il était enfant, il attendait toute la journée que sa vache ait mangé l’herbe galeuse d’un talus pour pouvoir boire son lait, et, un jour, il s’était demandé s’il n’existait pas un autre moyen que la vache pour transformer l’herbe en lait. Sa vie durant, il avait réfléchi au problème sans parvenir à le résoudre et sans en parler à quiconque. Il sentait qu’il allait bientôt mourir sur son échec, mais au fond de lui-même une obscure confiance veillait, bien qu’il eût déjà soixante-dix-huit ans et qu’il fut rivé à un fauteuil d’infirme.

Il entrouvrit les yeux, mais les referma aussitôt tant était vive la lumière de la véranda. Une barrière de clarté blanche au-delà de laquelle tournoyait un nuage de poussière ocre. La porte grillagée formait un écran dérisoire contre les insectes, car elle était en haillons. Le grillage aux mailles fines pendait en languettes pareilles à celles que forme le vieux papier peint lorsqu’il coule du mur qui l’a porté.

Tonton se pencha en geignant hors de son siège d’infirme et sa main valide rama près de la grosse roue motrice jusqu’à ce qu’elle trouvât la bouteille de whisky posée sur le sol. Tonton dévissa le bouchon avec ses dents — il lui en restait une bonne douzaine, encore bien arrimées — puis il éleva le flacon très haut au-dessus de son dossier.

— Une petite goutte, Héléna ? demanda-t-il.

Personne ne lui répondit car il était seul dans la pièce. Il se mit à agiter la bouteille, écoutant d’un air extatique le léger clapotement du liquide dans le creux de sa grosse main tavelée de taches brunes. Le bras immobile, toujours brandi, il laissa s’apaiser le whisky. Il n’y eut bientôt plus que le zonzonnement renâcleur du ventilateur fixé au plafond. Par moments, le moteur de l’appareil se bloquait et l’hélice, paralysée, cessait d’être un tourbillon invisible pour retrouver ses immenses pales blanches criblées de chiures de mouches.

— Bois-en une goutte avec moi, Héléna, juste pour me tenir compagnie.

La bouteille se remit à trembler dans sa main osseuse. Les veines de son poignet, noirâtres, saillaient comme des plantes parasites plaquées à un tronc d’arbre. Un profond sanglot vint à tonton, qui ressembla un peu à une crise d’asthme. Il y eut une altération de sa respiration, puis son souffle se fit de plus en plus bref et violent.

— Héléna ! Oh ! Héléna…

Il voulut pleurer, les yeux lui brûlèrent, mais aucune larme ne perla à ses paupières flasques.

— Héléna, ma petite, où es-tu, maintenant ?

Il se tut, terrassé par sa question. La réalité était si simple, si cruelle, si inacceptable… Pour surmonter sa défaillance, il but une longue lampée d’alcool. Mais le whisky ne lui fit aucun effet. Ce n’était plus, à cause de son chagrin, qu’un insipide liquide.

Tonton reposa la bouteille et actionna les roues motrices de son fauteuil pour aller brancher l’électrophone posé sur une console de bambou. Un disque se trouvait en permanence sur le plateau de l’appareil. Une musique grecque s’éleva, une musique de son pays, au long de laquelle couraient les notes grêles d’une flûte. Tonton revoyait ses montagnes macédoniennes écrasées de lumière, avec les champs couleur de paille mûre et les oliviers grisâtres dans lesquels grondaient d’invisibles cigales. Ici aussi, il y avait le soleil, les couleurs folles du sud, le ciel presque blanc et les oliviers biscornus, mais il ne retrouvait pas dans l’air ce quelque chose de tendre et de capiteux qui grisait comme le vin à la résine.

Le disque touchait presque à sa fin lorsque les autres revinrent de l’enterrement. Tonton vit s’arrêter devant la véranda la vieille voiture américaine rouge et crème. Au départ, ils avaient mis la capote pour la rendre plus « convenable », mais il faisait si chaud au retour qu’ils n’avaient pu résister.

Sur les banquettes crème, au tissu pailleté d’argent, leurs vêtements noirs tranchaient durement et les crêpes paraissaient incongrus. Ils descendirent de l’auto et, d’instinct, recomposèrent un mince cortège pour escalader le perron. Angelo, le frère cadet de Tonton, marchait en tête. Il était courtaud, massif, avec la peau craquelée de rides grises. Bien qu’il n’eût guère plus de cinquante ans, ses cheveux étaient entièrement blancs. Silencieux, actif, il pensait lentement, avec application, et allait toujours au bout de ses desseins. Elisabeth, sa femme, marchait un pas derrière lui, droite, presque roide dans ses longs voiles, à travers lesquels on apercevait la tache blême de son visage aux traits sévères. Elle était encadrée par Henrico et Clémentine. Henrico mesurait un mètre quatre-vingt-cinq. C’était un garçon très brun d’une trentaine d’années, athlétique et bestial, au regard dur et fixe. Son veston avait du mal à contenir ses musculeuses épaules. Il mâchait un rameau d’olivier qu’il avait cueilli au vol alors que la voiture serpentait dans un chemin de terre. Clémentine allait sur ses dix-sept ans. Sa beauté se dégageait lentement des ingratitudes de l’adolescence. La petitesse de sa taille la désolait, pourtant elle était bien proportionnée. Ses yeux bleus, immenses, éclairaient étrangement son visage bronzé. Bien qu’ils fussent extrêmement clairs, ils reflétaient une âpre énergie et possédaient l’intensité des yeux les plus sombres.

Le petit groupe traversa la véranda en faisant sonner les marches de bois. Angelo poussa du pied la porte grillagée et la maintint ouverte avec l’épaule tandis que les autres pénétraient dans la pièce de séjour. Elisabeth jeta à Tonton un froid regard qui paniqua le vieil homme.

— Pas besoin de musique, merci ! dit-elle en relevant le bras de l’appareil.

L’aiguille griffa le disque qui émit une sorte de gémissement d’animal fouetté.

— C’est l’air qu’elle aimait, geignit Tonton.

Henrico s’avança. Il prit le disque qui, dans ses énormes mains, eut l’air minuscule tout à coup. Il le regarda avec défiance.

— L’air qu’elle aimait, répéta-t-il.

Il ajouta dans un soupir :

— L’imparfait, déjà…

Il prit place dans un fauteuil à bascule, face à Tonton, et ricana en l’accablant d’un regard plus glacial encore que celui d’Elisabeth :

— Vous aussi, vous venez de l’enterrer à votre manière.

— Il y avait beaucoup de monde ? se hâta de demander le vieillard.

— Beaucoup, murmura Henrico, une jeune morte, c’est un peu une vedette, ça attire !

Tonton regarda la bouteille de whisky, mais n’osa y toucher. Maintenant qu’Héléna n’était plus là, il se sentait seul pour de bon et vraiment infirme.

Les Canoni y étaient ? demanda-t-il.

C’étaient d’autres colons avec qui ils étaient brouillés depuis plus de trente ans.

— Au complet ! fit Elisabeth.

— Et les Bruzon ?

Angelo, qui se tenait immobile et indécis au milieu de la pièce, bien planté sur ses jambes arquées, s’impatienta. Il avait horreur des parlotes.

— Tous ! Ils y étaient tous, on t’a dit ! lâcha-t-il à son aîné. Tous, avec des larmes et des mains à n’en plus finir !

Elisabeth arracha son crêpe et le roula en boule.

— Oui, des mains à n’en plus finir, mais seulement quatre ou cinq formules à eux tous.

Elle compta sur ses doigts.

— Condoléances attristées… C’est terrible !… Si on s’attendait à une chose pareille… Nous partageons votre immense douleur…

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