François sentit combien sa posture devait paraître ridicule. L’abandon est un acte intime. Il fit un effort pour se mettre sur le dos, mais n’y put parvenir, car la boucle de sa ceinture s’était prise dans une maille du hamac. Il voulut parler, dire une phrase de bienvenue aux arrivants, seulement leur expression farouche condamnait toute civilité.
Ils dardaient sur lui d’étranges regards de loups. Il y eut un moment très intense pendant lequel les trois hommes se fixèrent impitoyablement. Tziflakos et son gendre penchaient un peu la tête, afin de mieux le voir. Enfin, Henrico parut se dégager d’une pathétique méditation. Il sortit de sa poche un couteau à manche de corne et, du pouce, fit jouer le système commandant l’ouverture de la lame. Celle-ci jaillit avec un déclic et son reflet fulgura dans la lumière nue.
« Il va me tuer ! » pensa le peintre à toute volée.
Son être tout entier se contracta. Il vit de nouveau scintiller la lame et n’eut pas le temps de comprendre. D’un geste péremptoire, Henrico trancha la corde du hamac et Sauvage s’écrasa au sol, la tête la première. Il fut étourdi. Une cuisante douleur l’éblouit et il lui parut que sa pommette droite enflait instantanément. Il se dépêtra à grand-peine, meurtri et furieux. Du sang se mit à ruisseler sur sa joue.
Henrico guettait ses réactions en actionnant le cran de sûreté pour plier la lame. Il espérait une attaque du peintre. Mais Sauvage n’eut pas envie de se battre. Il n’aurait pas su porter le moindre coup à son adversaire. Il détestait la violence.
— Je n’aime pas ça, Henrico ! reprocha Angelo.
Tziflakos caressa du pouce ses gros sourcils en accent circonflexe.
— Excusez-le, fit-il à Sauvage, mon gendre est à bout de nerfs.
François porta la main à sa pommette tuméfiée et la retira, rouge de sang. Il pensa confusément que c’était un rouge intéressant et sortit son mouchoir pour en faire une compresse de fortune. Angelo ne perdait pas un de ses gestes. Il se demandait si ce petit homme avait été l’amant de sa fille. Sauvage n’était pas beau, mais il y avait dans toute sa personne quelque chose de tendre et de pathétique.
— Venez avec nous ! ordonna-t-il brusquement.
— Où ça ? demanda le peintre.
— A la maison.
François Sauvage ne protesta pas. Sa soumission déconcertait Henrico qui la prenait pour de la lâcheté. Les lâches l’avaient toujours désarmé. Ce battant dur et violent qui soulevait des tracteurs perdait ses moyens en face d’un poltron. Il aimait se battre, mais avait horreur de faire peur.
Ils marchèrent tous trois jusqu’à la voiture. Entre les deux personnages en noir, Sauvage paraissait particulièrement fluet. Sa chemise déboutonnée jusqu’à la ceinture découvrait son torse menu. Il était chaussé de bottes basses en cuir beige clair. Henrico s’arrêta soudain pour lui laisser prendre du champ et le contempler de dos. Le peintre fit encore quelques pas et s’arrêta. Henrico tordit la bouche en signe de profond mépris.
— Regardez-le ! dit-il à son beau-père, une vraie gonzesse !
— Allons, viens ! fit sèchement Angelo, agacé par l’attitude du garçon.
Le cadet des Tziflakos aimait la dignité avant toute chose. Il jugeait sévèrement le comportement de son gendre. Le coup du hamac ne lui avait pas plu. Angelo ouvrit la portière.
— Montez ! dit-il à François Sauvage. Il y a de la place pour trois à l’avant.
Le peintre s’assit au milieu de la banquette et croisa les bras. Il tenait son mouchoir en boule dans le creux de sa main droite. La pochette de soie, humide de sang, commençait à devenir poisseuse.
*
Tonton guettait, embusqué derrière le grillage de la porte. Il écoutait les sourds battements de son cœur marteler sa vieille poitrine. L’infirme avait horreur de ce bruit qui le terrifiait et qu’il ne pouvait pas fuir. Il songeait au moment inéluctable où ces battements s’affaibliraient, s’estomperaient, cesseraient. Depuis qu’il vivait dans un fauteuil, la mort lui paraissait beaucoup plus terrifiante, beaucoup plus inacceptable. Il allait disparaître pauvrement, sans panache, ligoté déjà par la mort de ses jambes. Il ne laisserait rien, pas même des regrets. Son existence ressemblait à un tapis qui s’enroulait sur ses talons. Est-ce qu’un homme avait trouvé le moyen de faire du lait avec de l’herbe ? Il enviait ceux qui peuvent se retourner, parvenus au bout de leur route, et pleurer sur leur sillage. Constantin Tziflakos ne laissait pas de sillage derrière lui.
— Tu as mal ? demanda Clémentine.
Il tourna vers la jeune fille ses yeux harassés. Elle le considérait avec intérêt, mais sans marquer d’inquiétude. Il fut frappé par ce manque de compassion. L’indifférence est plus impitoyable que la haine. Il aurait aimé trouver de l’anxiété dans les yeux de sa jeune nièce.
— Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Tu te tiens la poitrine.
— C’est mon cœur ; il cogne fort ?
Elle s’approcha et demanda, en baissant le ton :
— Tu as peur, hein ?
Il s’assura qu’Elisabeth ne se trouvait pas à portée de voix et murmura pitoyablement :
— Oui, très peur.
— Il était l’amant d’Héléna ?
Tonton secoua énergiquement la tête.
— Qu’est-ce que tu vas imaginer là ? Il n’y avait que de l’amitié entre eux !
— Tu es sûr ?
— Puisque je te le dis ! De l’amitié et c’est tout !
Elle hocha la tête, pas convaincue le moins du monde. Dans la cuisine proche, sa mère préparait du thé à la menthe comme chaque jour à la même heure. L’odeur caractéristique de la menthe flottait déjà dans la maison. Une odeur réconfortante.
— Non ! déclara Clémentine Pas de l’amitié. Il n’était peut-être pas son amant, mais je suis certaine qu’ils s’aimaient.
— Elle t’avait parlé de lui ? s’étonna-t-il.
— Non, mais je les ai vus ensemble, moi aussi.
— Quand ? croassa l’infirme.
— Oh ! plusieurs fois… Je les observais.
Elle réfléchit et eut cette réflexion déconcertante qui laissa Tonton songeur.
— C’était joli !
Le vieillard se voila les yeux. Les battements de son cœur redevinrent normaux et réintégrèrent le lent bruissement de sa vie.
— C’est vrai, chuchota-t-il, c’était joli.
— Papa et Henrico sont allés chez lui ?
— Probablement.
— Tu crois qu’ils vont lui faire du mal ?
L’infirme laissa retomber sa main et cligna des yeux à la lumière retrouvée.
— Ils veulent savoir. C’est normal, non ?
— Evidemment.
— Le policier avait l’air de croire que c’est Sauvage qui a tué Héléna. Ça te paraît possible, à toi ?
C’était justement la question que se posait Tonton depuis le départ de son frère. Il l’examina une fois de plus et secoua la tête.
— Ça ne me paraît pas possible, assura-t-il.
— C’est un garçon si doux… Mais sait-on jamais ?
Il fit le poing et l’agita dans le vide.
— Si c’était lui, je l’étranglerais de mes pauvres mains, Clémentine, bien que je n’aie plus guère de forces !
Elle ne s’émut pas outre mesure de la menace.
Tonton était un vieux petit garçon bravache. Comme tous les faibles, il s’offrait parfois des éclats pour essayer de faire illusion, mais il n’avait jamais eu un véritable comportement d’homme et, si son frère ne l’avait pris en charge à l’âge où un individu n’a plus le droit d’être pauvre, Tonton serait sûrement devenu clochard. Déjà, à l’époque où Angelo s’était occupé de lui, bien avant la naissance de Clémentine, et même avant celle d’Héléna, Constantin Tziflakos menait une vie de colporteur guenilleux. En ce temps-là, il buvait du vin rouge, n’ayant pas les moyens de faire connaissance avec le whisky. C’était sa belle-sœur qui, par souci du standing, avait un jour décidé qu’il s’enivrerait désormais au scotch.
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