Il regarda le lit, cherchant sur l’écran blanc de la courtepointe quelque reflet de leurs délices disparues.
— Et puis, poursuivit-il, il ne faut pas croire que je suis une brute ! Il n’y a pas plus tendre que moi. Je l’aimais tellement que les caresses les plus douces me devenaient faciles. Je trouvais des mots. Je ne me rappelle plus, mais ils étaient jolis. Des mots qui viennent comme ça, quand on aime, quand on est dingue d’amour… Intellectuellement aussi. Qu’est-ce que tu crois, hein ? Que je suis ignare ? Quand il y avait des tournées théâtrales, je l’emmenais. On s’habillait. Tu te figures que ça ne me va pas, le bleu croisé, dis, Sauvage ? Après le spectacle, on allait souper au champagne, à la Puerta del Sol ou ailleurs. Tu veux que je te dise ce que c’était, pour moi, le grand moment de la soirée ? Notre retour ! Je roulais lentement. D’une main… De l’autre, je lui caressais la cuisse, doucement. La lumière du poste de radio, toute petite… Je regardais… Quand je retirais ma main, vite, elle rabaissait sa jupe.
— Toutes les femmes ! murmura François.
— Hein ?
— Toutes les femmes rabaissent leur jupe après une caresse.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que c’est vrai. Et c’est cela qui nous enchante : leur pudeur après l’impudeur de nos gestes.
Ils se turent. Henrico promenait sa main dans la toison de sa poitrine à travers l’échancrure de la chemise.
— Tu entends le bruit que ça fait ? demanda-t-il.
Les rudes poils caressés produisaient un léger pétillement de paille enflammée.
— Tu entends ? Elle aimait faire ça. Le dimanche matin, tiens… Je dormais encore. Elle me réveillait comme ça. Elle regardait le plafond et sa main se baladait sur ma poitrine, les doigts écartés, toujours, comme un râteau…
— Elle regardait le plafond ? demanda Sauvage.
— Oui.
Henrico se rembrunit instinctivement, alerté par la question. Il attendit la suite, mais ça ne vint pas. Alors il reprit.
— Elle regardait toujours le plafond. Quand je lui en demandais la raison, elle me répondait qu’elle y voyait des choses…
— Elle les voyait ! assura le peintre.
— Quelles choses, à ton avis ? Elle n’a jamais voulu me répondre.
— Elle ne pouvait pas vous répondre. Les choses en question, on les regarde avec son âme, pas avec ses yeux.
— De quoi parliez-vous quand vous étiez ensemble ? questionna Henrico à brûle-pourpoint.
— On m’a déjà demandé. J’ai répondu : de tout ! De ses timbres, de ma peinture, de la vie !
— C’est vague !
— Ça finissait par prendre un sens, pourtant !
— Tu lui disais que tu l’aimais ?
— Oui, souvent !
Henrico dégagea sa main de sa chemise, mais il n’alla pas au bout de sa brutalité.
— Oh ! cognez si ça peut vous soulager ! soupira Sauvage.
Le veuf secoua la tête.
— Pas encore ! Parle !
— C’est tout !
— Et elle, elle t’a dit qu’elle t’aimait ?
Sauvage ne répondit pas.
— Avoue qu’elle ne te l’a jamais dit ! Mais avoue donc ! tonna Henrico. Et c’est parce qu’elle n’a jamais voulu te le dire que tu l’as tuée !
— C’est ridicule ! Quelle façon sommaire de concevoir un drame ! Non !
— C’est bon ! Je vais te cogner jusqu’à ce que tu avoues !
— Je n’avouerai pas !
Sauvage secoua la tête et rit nerveusement.
— Selon vous, cela se serait passé de la manière suivante : je lui aurais dit « Puisque vous ne voulez pas m’aimer, allez donc me chercher le revolver de votre père, que je vous tue. »
Un formidable soufflet le fit taire. Il vit sur le visage d’Henrico que son martyre allait vraiment commencer.
L’air fraîchit et Tonton libéra un formidable éternuement.
— Rentrons ! fit Elisabeth.
Elle pénétra la première dans le living et donna la lumière. L’éclairement de la grande pièce laissait à désirer. Même après qu’on eut actionné toutes les lampes, de grandes zones d’ombre subsistaient.
Ils s’assirent autour de la table, l’oreille tendue, guettant les bruits.
— On n’entend rien, hein ? demanda Tonton qui commençait à douter de son ouïe.
— Je vais voir ! décida Angelo.
Il se dressa et, avant de s’engager dans l’escalier, jeta un regard à la table. Sa femme et sa fille ne le perdaient pas de vue.
— J’aimerais savoir ce que vous pensez, dit-il.
Venant de Tziflakos, ces paroles surprenaient. Il n’attendit d’ailleurs pas de réponse car il ne s’agissait pas d’une véritable question. Son pas pesant fit gémir les marches et il disparut au tournant du palier.
Tziflakos vit un rai de lumière sous la porte. Il s’arrêta pour écouter. Un faible bruit lui parvenait, difficile à déterminer. Il pénétra dans la chambre. Elle était vide, mais il entendit remuer dans la salle de bains. Cette dernière était fermée par une porte coulissante. Angelo l’écarta légèrement et le panneau, docile, se déplaça silencieusement sur son rail caoutchouté. Ce qu’il vit alors l’abasourdit. François Sauvage se tenait debout dans la baignoire vide. Un cordon de rideau décrivait une boucle autour de sa poitrine tandis que l’extrémité du lien était attachée au pommeau de la douche. De la sorte, le peintre devait conserver la position verticale.
Sans le cordon qui le soutenait, il se serait écroulé, car il était à demi inconscient. Sa tête restait inclinée de côté et il gardait la bouche entrouverte. Henrico se tenait devant lui, le poing droit enveloppé d’une serviette éponge.
— C’est toi, hein ? chuchota-t-il.
Sauvage ne répondit pas. Henrico lui administra un nouveau coup de son poing empaqueté. Le choc ne fit presque pas de bruit, tout juste un léger froissement, mais sa violence acheva de mettre François k.-o. La tête du peintre s’inclina un peu plus et ses yeux se vidèrent de toute expression.
— Salaud, va ! ragea Henrico.
Il parlait bas, ce qui le rendait plus inquiétant encore. De sa main gauche, il actionna le levier de la douche. Un jet dru fouetta la tête et les épaules de Sauvage. Il y fut un moment insensible, mais l’eau le ranima. Henrico guettait sa reprise de conscience avec avidité. Lorsqu’il eut un vrai regard en face du sien, il arrêta le jet.
— Tu sais ce que je vais faire, maintenant, dis, salaud ? Si tu n’avoues pas, j’ouvre le robinet d’eau chaude !
Angelo se dit qu’il devait intervenir. Il ne pouvait pas tolérer ces sévices. Mais en regardant le peintre, pitoyablement suspendu à son cordon de rideau, une fureur intense s’empara de toute sa personne. Il savait, de toute sa chair, de toute son âme que Sauvage avait tué sa fille et aucune torture ne lui semblait assez raffinée pour lui faire payer son forfait.
Henrico déroula le linge qui lui enveloppait le poing. Il ouvrit sa main, agita les doigts pour chasser la contracture et souleva le menton de sa victime.
— Quand je parle d’eau chaude, je veux dire bouillante, Sauvage !
Son chuchotement devenait presque inaudible.
— Là, tu vas être forcé de parler, de gueuler !
François Sauvage aperçut l’œil d’Angelo par l’étroit écartement de la porte.
— Monsieur Tziflakos ! appela-t-il.
Angelo ne broncha pas. Son gendre se retourna et le vit également.
— Monsieur Tziflakos, répéta le peintre, entrez donc, si vous êtes d’accord sur ce qui se passe ici. On regarde faire l’amour par un trou de serrure, on ne regarde pas ébouillanter un homme !
Vaguement honteux, Tziflakos écarta la porte en grand.
— Laisse-le ! ordonna-t-il à son gendre.
Читать дальше