— On monte !
Sauvage gravit les marches couvertes d’une moquette élimée. Les tringles de cuivre fixant cette dernière étaient descellées et la moquette coulait dans l’escalier. Parvenu au premier, Henrico précéda François et ouvrit une porte. Il actionna la lumière. Un lustre rococo, à frange de perles, s’éclaira, répandant dans la pièce une lumière verdâtre. La chambre comportait un lit capitonné, une commode Louis XVI garnie de saxes vieillots et deux fauteuils crapauds. Au mur, quelques eaux-fortes achevaient de jaunir dans des cadres d’ébène.
— Notre chambre ! annonça Henrico.
Il poussa Sauvage à l’intérieur de la pièce et demeura appuyé au chambranle de la porte. Il obstruait tout l’encadrement. Une odeur douceâtre flottait dans la chambre. On y avait monté le corps d’Héléna après les constatations et le parfum de la mort avait pris pour très longtemps possession des lieux. Le verre contenant de l’eau bénite et un rameau d’olivier était resté sur le marbre de la commode.
— Notre chambre ! répéta le veuf.
Sauvage lui jeta un regard incertain. Il ne comprenait pas pourquoi l’autre l’avait amené là.
Henrico désigna le lit. Il dit encore, du même ton neutre :
— Notre lit !
François regarda le lit. Il eut beau s’y efforcer, il n’imagina pas Héléna sur cette couche banale. Son Héléna à lui appartenait à un univers si différent !
— C’est là que nous faisions l’amour ! insista Henrico.
Sauvage ne ressentit rien d’autre qu’une obscure pitié pour Henrico. Le pauvre garçon ne savait pas plus être jaloux qu’il ne savait se trouver une position de repos. Sa peine et sa colère ressemblaient à ses grosses mains : elles pendaient le long de son grand corps.
— Si vous saviez ce qu’elle pouvait se foutre de votre peinture à la noix, dans ces moments-là !
Henrico quitta l’encadrement.
— Ça vous fait rire ?
— Je ris ? s’étonna Sauvage.
Son tourmenteur le fil pirouetter afin de le placer face à une glace.
— C’est vrai, reconnut le peintre, je souris.
— Il va falloir me dire pourquoi ! déclara Henrico.
Jamais il ne s’était senti autant bafoué par le petit homme.
— A cause de vous, je pense, dit Sauvage. Qu’espériez-vous donc en me montrant votre chambre, hein ? Que j’éclaterais en sanglots ? Que je mourrais d’une jalousie rétrospective ? Comme vous êtes simple !
Il marcha à la tête du lit et s’accouda au montant tendu de satin bleu.
— Bon. Voici donc le lit dans lequel vous faisiez l’amour à votre femme. Et alors ?
Henrico s’ébroua. Il se trouvait en pleine déroute. Il regarda son interlocuteur pour vérifier s’il ne s’agissait pas d’une bravade, mais la tranquillité un peu sévère de Sauvage dissipa le doute.
— Elle m’aimait ! dit Henrico. Nous deux, c’était une vraie passion.
Le sourire revint sur les lèvres de François.
— Vous ne me croyez pas ?
— Non ! laissa tomber le peintre.
— Pourquoi ? aboya Henrico.
— Parce que je ne vous crois ni capable d’éprouver une passion ni surtout capable d’en provoquer une !
— Je vous tuerai ! décida le gendre de Tziflakos.
— Je sais ! C’est une réaction logique venant de vous ! Et je vais vous apprendre une chose, monsieur le mari d’Héléna : vous ne me tuerez pas parce que vous croyez que j’ai assassiné votre femme, mais parce que vous sentez que j’ai été aimé d’elle !
« Vous n’êtes pas un justicier, mais un jaloux ! Un jaloux sanguin ! Un jaloux bête ! »
Henrico fonça et lui lança son pied dans le ventre ! Sauvage poussa un cri rauque et s’effondra sur le tapis, plié en deux par la douleur. Il s’agitait en chien de fusil, luttant désespérément contre l’asphyxie. Henrico s’assit sur le lit et, les mains croisées entre ses jambes écartées, regarda se tordre sa victime. La souffrance du peintre ne calmait pas la sienne. Elles demeuraient étrangères l’une à l’autre. Sauvage finit par se détendre et resta allongé sur le flanc, les yeux fermés, les lèvres décolorées, cherchant à contenir une violente nausée. Du temps passa et il rouvrit les yeux.
— Vous l’avez bien cherché, dit Henrico.
D’un battement de cils, François admit la chose.
Henrico se laissa tomber à genoux près de lui et s’assit sur ses talons.
— Dites, reprit-il, si vous me racontiez, ce serait tellement mieux, non ?
— Vous raconter quoi ?
— Elle et vous…
Sauvage referma les yeux, non plus pour emprisonner sa douleur, mais pour cacher son infinie tristesse.
— Excusez-moi, mais vous ne comprendriez pas !
— Parce que je suis un imbécile ? grogna Henrico.
— Parce que vous êtes le mari.
Henrico s’effondra sur le lit et se mit à sangloter en pétrissant la courtepointe. Il pleurait comme un gamin. François se remit debout avec dans tout le ventre un mal vorace. Il s’efforçait cependant de passer outre, de l’oublier, sachant que le calvaire ne faisait que commencer et qu’il allait lui falloir encore beaucoup de courage pour endurer la suite. Pour le moment, le bourreau pleurait, mais il pleurait sur son propre sort et n’avait pitié que de son malheur à lui !
Le peintre attendit, le dos plaqué au mur, ses fines mains nouées serrées sur son ventre en feu. Henrico cessa de sangloter. Sa figure écarlate avait l’air d’avoir bouilli. Ses yeux injectés de sang lui sortaient des orbites.
Il se releva, torcha ses pleurs en deux coups de patte et fourra ses mains dans les poches de son pantalon, comme pour se débarrasser d’elles.
— Ecoute, fit-il sourdement, reprenant le tutoiement en croyant qu’il marquait le mépris. Ecoute, il ne faut pas t’occuper de ce que je peux comprendre ou non. Dis la vérité sans t’inquiéter du reste, ça va ?
Comme François ne répondait pas, il lui administra un coup de genou entre les jambes.
— Maintenant, c’est fini les mascarades, Sauvage. Je te pose des questions et tu y réponds. Si tu n’y réponds pas, je cogne. Je peux t’arracher la viande des os, tu sais ?
— Je sais, répondit François.
Il leva son regard jusqu’au lustre d’opaline verte. Avec sa frange de perles blanches et rouges, il avait quelque chose d’infiniment douillet et rassurant.
— Ça vient, oui ?
— Je n’ai rien à vous dire.
Henrico sentit un curieux affolement dans tous ses muscles. Il pouvait massacrer François, seulement c’était trop facile. Il manquait de moyens pour le convaincre.
— Pour te prouver que je peux comprendre, je vais, moi, te parler de nous deux… Nous deux…
Il s’étrangla en répétant les deux mots, fit la grimace de quelqu’un avalant de travers et se mit à haleter. Le chagrin revenait, telle une noire et inexorable marée. Il ne pouvait le fuir. La grosse vague du désespoir montait à l’assaut de son énergie et de sa haine. Il en fut inondé. La crise dura plusieurs minutes. Henrico ne voulait plus donner à son rival le spectacle de ses sanglots. Il se contenait à bloc, faisant grincer ses dents de fauve.
Lorsqu’il put contrôler ce déferlement, il gagna la salle de bains, ouvrit en grand le robinet du lavabo et mit sa grosse nuque sous le jet froid. François l’attendit dans la chambre. Il regardait un poisson d’argent porte-épingles posé sur la commode et trouvait cet objet bête et disgracieux.
— Ça va mieux, assura Henrico, comme pour rassurer.
Ses cheveux bruns étaient collés et l’eau dégoulinait sur sa chemise.
Il sourit.
— Je te disais. Héléna et moi, ça existait. Si je t’ai montré notre lit. c’est pour que tu le comprennes bien. Quand je l’aimais, elle participait, crois-moi. Et même, elle aimait que je l’aime !
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