C'est si vaste que ça, les Cévennes ?
Elle est entrée depuis peu en plein cœur du Parc national. Peut-être aura-t-elle une deuxième chance ? Peut-être croisera-t-elle un de ces gardes qui sillonnent le secteur ? C'est samedi, mais… Elle n'a jamais au rêvé de voir un mec en uniforme ! Ça devient un phantasme ! Elle se jetterait dans ses bras, s'évanouirait à ses pieds…
Mais pour le moment, elle n'a croisé qu'un chevreuil, peu disposé à l'aider. Et un chasseur qu'elle confondu avec un tueur.
Si elle s'en sort, elle se promet de ne plus jamais porter de vêtements kaki de sa vie ! Une couleur qu'elle ne pourra plus supporter…
Elle a avalé sa dernière barre de céréales, son estomac réclame pitance. Ses muscles réclament du combustible. Elle n'a rien à leur donner.
Plus rien, sauf des litres de volonté.
Elle va chercher au fond d'elle-même les ressources nécessaires pour ne pas s'arrêter au bord du chemin. S'arrêter pour attendre la mort.
Elle s'allongerait volontiers dans l'herbe mouillée, laisserait le froid l'achever.
Pourtant, elle marche.
Pourtant, elle veut vivre.
Tu vas t'en sortir, Diane. Tu vas revoir la lumière. Tu vas retrouver un bon plumard, bien confortable. Tu vas boire et manger autant que tu veux. Tu vas rentrer chez toi, dans ton bel appart ! Tu vas revoir ta mère, ton père, ton frère, ta sœur. Tu vas survivre.
Ton heure n'a pas sonné. Tu es bien trop jeune pour crever.
Peut-être qu'un jour, Clément reviendra. Et il faut que tu sois là pour l'attendre. Oui, un jour il reviendra. Et je serai là.
*
Julie disparaît. Elle s'évanouit dans les limbes imaginaires…
Sylvain lève le bras ; impossible de la retenir. Personne ne pouvait la retenir, l'apprivoiser. Elle était sauvage, elle était libre.
Trop, peut-être… La seule façon de la contrôler, était de la tuer.
Sylvain ferme les yeux. Son bras retombe sur sa poitrine.
Alors, son cœur cesse de lutter. Il part dans un tunnel sans fin.
Il part, vers une lumière inconnue… Bleue, comme les yeux de Julie.
Roland Margon a toujours apprécié les bonnes choses, les plaisirs de la vie terrestre ; la seule, de son point de vue.
Bonne chère, bon vin, belles femmes. La trilogie parfaite.
Sans oublier la chasse. Et bien sûr, l'argent. Le reste, ce sont des conneries de curé ou d'intello coincé.
Il est devenu pharmacien parce que son père l'était avant lui. Destin télécommandé ; reprendre l'officine du paternel, s'enrichir à son tour : il est des chances qu'on ne peut laisser filer. La maladie ne passera jamais de mode, il n'est pas près de mettre la clef sous la porte ! En plus, dans le bourg, il est le seul à exercer cette belle profession ; aucun problème de concurrence. La situation idéale.
Des études à Montpellier, un peu plus longues que prévues ; autant profiter de sa jeunesse, de la vie étudiante sponsorisée par ses parents. Nuits blanches, came, alcool, conquêtes faciles.
Ensuite, retour au pays et quelques années à seconder son vieux, juste le temps de le pousser aimablement vers la sortie.
De fils de notable, il est devenu notable à son tour. Un métier qui inspire le respect, qui sous-entend une érudition particulière.
Une épouse charmante, deux gosses sans histoire, une très belle bagnole, une baraque d'architecte avec tout le confort moderne, qui se remarque dans le paysage ambiant.
Une magnifique collection d'armes.
Une aventure extraconjugale de temps à autre quand la routine se fait pesante.
La chasse, son passe-temps favori. Sa passion.
Une tradition dans la famille, dans le pays. Et les traditions, ça se respecte. Surtout, celles qui sont utiles pour justifier l'injustifiable. Parce que des traditions perdues, il y en a des tas, dont tout le monde se fout éperdument.
Une vie parfaite, en somme…
Vue de l'extérieur, en tout cas. Un joli tableau, une belle peinture. À condition de ne pas gratter la surface… De ne pas enlever le vernis qui cache la désolation, l'usurpation.
Pourquoi boit-il ? Quel est donc cet ennui à tromper ? Ce manque à combler ? Ce vide à remplir par un peu trop d'alcool ?
Il n'a jamais voulu s'avouer qu'il était alcoolique. Dépendant. Après tout, il demeure parfaitement capable d'exercer son métier, il n'est jamais vraiment ivre.
Il ne s'est jamais écroulé devant un comptoir ou sur un trottoir.
N'a jamais beuglé la Marseillaise, à poil sur la table du bistrot.
Ne s'est jamais fait choper par les képis alors qu'il conduisait avec trois grammes.
N'a jamais connu la cellule de dégrisement. Roland a juste besoin de boire.
Chaque jour. De plus en plus.
Le petit blanc le matin, le vin midi et soir ; avec, entre les deux, le rituel de l'apéro… Une tournée, puis une autre. Simple politesse, savoir-vivre élémentaire.
Une dose quotidienne qui le détruit lentement, mais sûrement.
Et cette violence, sournoise, silencieuse, qui le submerge parfois.
Pourquoi bat-il sa femme ? Ses gosses ?
Ces questions, Roland Margon évite soigneusement de se les poser, de peur de glisser sur une pente savonneuse… Dangereuse. De chuter dans un abîme dont il ne remontera pas.
Ces questions, Margon les élude avec acharnement. Avec minutie. Trouvant prétextes, mensonges et alibis.
Il ne boit pas ; il est juste un bon vivant qui aime à se détendre avec les copains autour d'un verre.
Il ne bat pas ses enfants, les élève juste avec la rigueur nécessaire. D'ailleurs, lui-même n'a-t-il pas reçu pareil traitement étant gamin ? Il ne s'en porte pas plus mal aujourd'hui !
Son père lui a donné l'exemple, lui qui savait soigner les plaies, celles qui saignent. Les seules qui existent. Un peu d'alcool, du coton, un pansement.
Pour les autres, celles qui ne se voient pas, il ne connaissait aucun remède, l'amour, la tendresse ou l'écoute ne faisant pas partie de son arsenal médical.
Non, Roland Margon ne maltraite pas ses enfants, il ne les terrorise pas. Il les guide en bon père de famille. Veillant à ce qu'ils poussent droit et ne manquent de rien.
Quant à sa femme, c'est elle qui a cherché les quelques gifles reçues. Pas grand-chose, une simple manifestation de l'énervement, de la fatigue, après une journée de travail bien remplie.
Oui, c'est elle qui cherche. Chaque fois.
Alors qu'il lui a toujours donné ce qu'elle a voulu… Fringues, chaussures, bagnoles, bijoux, fourrures. Une cuisine high-tech et même une femme de ménage.
Pourquoi le provoque-t-elle, alors ? Il n'a jamais compris. N'a jamais voulu comprendre.
À quoi bon ?
D'ailleurs, elle serait déjà partie s'il était un mauvais mari. Si ça ce n'est pas la preuve !
Une vie parfaite, en somme… Où rien ne semblait pouvoir le déstabiliser.
S'il n'y avait pas eu la petite Julie. La belle Julie.
Il avait accepté de l'embaucher quand elle cherchait quelques heures de ménage pour se faire un peu d'argent. Comment lui dire non ?
Chaque soir, il la regardait à la dérobée, tandis qu'elle s'affairait dans l'officine, tout en chantonnant.
Chaque soir, il la convoitait en silence.
Chaque soir, il imaginait… qu'un jour, elle serait à lui, ne serait-ce que pour quelques heures.
Parfois, elle lui souriait, bavardait avec lui, avec une politesse d'employée modèle.
Rien d'autre.
Il a bien essayé de l'approcher, comme on approche le gibier après être resté un moment à l'affût.
Mais ses tentatives se sont toujours soldées par un échec cuisant.
Intouchable, la sublime Julie.
Inaccessible sur son piédestal.
Forteresse imprenable, sauf par la force.
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