Margon pose son pied à côté de l'empreinte dessinée dans la boue, sur le sentier qui monte à droite.
— Tu vois bien que c'est une petite pointure, non ? C'est donc une chaussure de gonzesse ! Et je crois pas qu'il y ait beaucoup de femmes sur le sentier aujourd'hui !
Les trois autres ne trouvent rien à redire.
— Heureusement que je suis là, ronchonne Margon. Vous êtes vraiment trop cons…
Sur ces belles paroles, il reprend la tête des opérations, au pas de gymnastique. Ses lieutenants le suivent, silencieux, amers.
Dire que la veille, ils étaient les meilleurs amis du monde…
*
Clac.
Les mâchoires métalliques viennent de se refermer sur sa jambe.
Rémy hurle, s'effondre sur lui-même comme un tas de chiffons.
Les autres hésitent un instant. Le Tchétchène prend un bâton pour écarter les hautes herbes, Sarhaan marche juste derrière lui. Ils arrivent enfin jusqu'à Rémy qui se tord de douleur.
— Eyaz avait raison, murmure Sarhaan. C'était bien un piège…
— Rien à foutre qu'il avait raison ! gémit Rémy. Sortez-moi de là, merde ! J'ai mal…
— Calme-toi, le prie Sarhaan. Calme-toi… On va essayer de te libérer. Faut pas que tu bouges…
Rémy se met à pleurer, la souffrance ouvrant les vannes lacrymales.
— Putain, magnez-vous ! C'est insupportable !
Les deux autres s'accroupissent, saisissent le piège chacun d'un côté. Ils parviennent à écarter un peu les mandibules d'acier, mais Eyaz lâche prise après s'être planté une dent dans le doigt. Rémy braille de plus belle. Deuxième morsure qui s'enfonce jusqu'à l'os, sans doute.
Il porte les mains devant son visage déformé, tente de se bâillonner. Continue de gémir.
— Il faut que tu tires ta jambe quand on te le dira, précise Sarhaan.
Rémy respire un grand coup.
— C'est parti… Deuxième tentative.
— Vas-y !
Rémy rampe sur le sol, extirpant son mollet du piège infernal, mais son pied ne passe pas. Ses deux sauveteurs maintiennent leur effort, essayant d'ouvrir un peu plus les deux parties de l'engin de torture. Rémy parvient enfin à se libérer. Il reste allongé sur le dos, rongeant toujours sa main pour s'interdire de hurler. Immédiatement, Eyaz déchire le pantalon du blessé, grâce au couteau suisse. Il trempe le morceau d'étoffe dans l'eau froide, l'applique sur la profonde blessure.
Piètre pansement.
— Je vais crever ! Je vais crever…
Sarhaan et Eyaz étanchent leur soif, traînent leur ami jusqu'à la fontaine pour qu'il boive à son tour.
— Maintenant, faut repartir, dit Sarhaan. Ils approchent…
— Je peux plus marcher…
— Si, tu peux ! décrète le Black en le relevant de force. Tu dois marcher !
A peine Rémy pose-t-il un orteil sur le sol qu'il manque de s'évanouir.
— Je peux pas… Je peux plus… Cette saloperie a dû me péter la jambe…
Eyaz se positionne sur sa gauche. Le voilà flanqué de deux gardes du corps.
Le voilà obligé de continuer. De se battre pour ne pas ralentir ses amis.
Tellement longtemps qu'il n'avait plus d'amis…
*
Ça monte de plus en plus. Diane ralentit encore.
L'impression d'escalader un mur, une paroi.
La pluie s'est à nouveau invitée dans la partie : M boue rend le sentier glissant, réduisant encore sa vitesse. Mais eux aussi, sans doute seront-ils freinés.
Ce ne sont pas des surhommes, Diane ! Même pas des sportifs si ça se trouve ! Seulement une bande de poivrots.
Toi, tu marches pour sauver ta vie. Eux aussi, finalement…
Eux, qui prennent toute la place dans son esprit. Qui l'obsèdent et doivent continuer à l'obséder. Ne pas cesser de penser à eux, pas une seconde.
Là, sur ses talons, le danger. Comme un souffle fétide sur sa nuque, un affreux chuchotement dans ses oreilles.
Un pic à glace dans son dos.
Heureusement, de temps en temps, d'autres visages essaient de s'imposer sur le devant de la scène. Réconfortants, doux…
Celui de Clément, jamais oublié dans ses moindres détails, ses moindres expressions. Quand il riait, la taquinait ou lui susurrait à quel point il l'aimait.
Jamais oublié, même si ça fait déjà deux ans qu'il est parti sans laisser d'adresse.
Les images de leur rencontre, les sensations, identiques sept ans après. Toujours aussi fraîches dans sa mémoire, dans sa chair.
Et puis, le visage de ses proches. Eux qui auraient tant de mal à supporter de ne plus jamais entendre parler d'elle.
S'ils te rattrapent, ils te tueront. Mais personne, jamais, ne retrouvera ton cadavre. Ils t'enterreront en pleine forêt, te jetteront dans un aven sans fond, dans une mine désaffectée.
Ils te feront disparaître et personne, jamais, ne saura ce que tu es devenue.
Quoi de pire que l'incertitude ?
Quoi de pire que de ne même pas avoir un lieu pour se recueillir ?
Quoi de pire que de se demander, depuis deux longues années : pourquoi tu es parti ?
Pourquoi m'as-tu abandonnée ?
Le jour de ses dix ans, son père lui a mis un fusil entre les mains.
A l'âge où la plupart des gamins reçoivent d'inoffensifs joujoux, lui a reçu une arme chargée.
Depuis deux ans déjà, il accompagnait son paternel à la chasse. Ce jour-là, il avait gagné le droit de ne plus être simple spectateur. Le droit d'ôter la vie, à son tour. Et non plus seulement de ramasser le gibier abattu.
Patiemment, son géniteur lui a expliqué toutes les ruses, les tactiques, les mortels stratagèmes.
Lui a démontré comment l'intelligence humaine peut venir à bout de la force, de la vitesse ou de l'instinct de n'importe quel animal sauvage.
L'intelligence et des armes sophistiquées, bien sûr.
Mais pour fabriquer de tels engins de mort, ne faut-il pas posséder une intelligence supérieure ?…
Patiemment, son vieux a fait de lui un tueur parfait.
Battues, chasse à l'affût, grande vénerie à cheval. Il a tout essayé, tout aimé.
C'est devenu une drogue.
Intraveineuses de sang frais, shoots de tueries.
Sauf que ces camés-là, on les respecte. On ne les pas au ban de la société, non.
Pour preuve, les curés ne bénissent-ils pas les équipages, les meutes et les chevaux avant leur départ ?…
Il était tellement passionné, tellement dépendant, qu'il en a fait son métier.
Organiser des safaris en Afrique, une idée pas très originale, mais toujours juteuse. Surtout quand l'Europe commence à manquer cruellement de grand gibier. Quand les règles s'y font un peu plus strictes.
Peu importe, il existe encore des endroits où la faune est abondante. Ou presque.
Et où règne une liberté fort appréciable.
De vastes zones à vampiriser, des espèces entières à exterminer méthodiquement.
Hippotrague et panthère en Centrafrique, buffle et impala en Tanzanie, springbok en Afrique du Sud, lion au Bénin, éléphant au Botswana, crocodile et hippopotame au Mozambique.
Avec 4x4, guides, pisteurs et porteurs. Noirs, bien sûr.
Bungalows confortables, équipés de salles de bains attenantes, climatisation ; tout le confort moderne.
Cuisinier européen aux fourneaux, pour ne pas être trop dépaysé.
Parce qu'on n'est pas des sauvages.
Avec l'assurance de rapporter de magnifiques trophées à accrocher au-dessus de la cheminée, pour décorer la maison de campagne, épater les amis. Étaler son fric.
Des trophées dont certains entreront peut-être dans le livre des records, un must.
La plupart des clients venaient seuls, mais certains arrivaient en famille, pour d'inoubliables vacances de rêve…
Bien saignantes.
En souvenir, ils rapportaient une belle photo du gibier vaincu, à terre ; les gosses autour, fiers de papa.
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