— Je vous raccompagne, répète Armand.
Les deux hommes quittent la maison et marchent jusqu’à la Kawasaki.
— Tenez, dit Reynier en lui tendant une enveloppe.
— Qu’est-ce que c’est ? s’étonne le jeune homme.
— Un remerciement.
Luc ouvre l’enveloppe et découvre une liasse de billets de cent euros. Quand il relève la tête, ses traits se sont durcis. Il rend l’enveloppe au chirurgien.
— Reprenez votre argent, monsieur Reynier. Je n’en ai pas besoin.
— Ça m’étonnerait ! À votre âge, on a toujours besoin de fric.
— Je n’en veux pas. Je n’ai pas sauvé votre fille pour me faire du pognon.
— Je le sais. Mais vous le méritez.
Luc pose l’enveloppe sur le capot de la Porsche.
— Au revoir, monsieur Reynier.
Visiblement contrarié, le chirurgien n’ajoute rien. Il regarde la moto de son visiteur s’éloigner, puis récupère l’enveloppe et rejoint sa femme sur le perron de la maison.
— Il n’en a pas voulu ? s’étonne Charlotte. Curieux, ce garçon…
Son mari passe devant elle sans lui répondre.
Il n’a jamais supporté qu’on lui tienne tête.
L’homme est assis dans la cuisine. Petite pièce avec une table en formica vert et deux chaises assorties. Un mobilier qui date d’au moins trente ans, déniché dans un dépôt-vente pour presque rien.
Tournant les pages d’un journal local, il regarde les images, survole les titres. Par la fenêtre ouverte, des cris d’enfants arrivent jusqu’à lui dans une ascendance d’air chaud. Il a vue sur l’immeuble d’en face, les volets entrebâillés, le linge qui sèche aux balcons. La vie qui sommeille en attendant que le soleil se fasse moins féroce.
Il abandonne son journal, s’avance vers un cadre accroché au mur. Longtemps, il fixe la photo un peu désuète d’un enfant.
Le gosse doit avoir une dizaine d’années, guère plus. Un visage trop préoccupé pour son âge, une fossette sur chaque pommette, des cheveux bruns et touffus.
Le garçon ressemble étrangement à l’homme qui le regarde. Comme s’il se contemplait dans un miroir magique. Un miroir rajeunissant.
Un doigt posé sur la photo, l’homme suit le contour de son visage, puis celui de ses lèvres boudeuses.
— Tu es triste parce que maman est morte, hein ? Je sais, petit… J’ai fait les courses, ce matin ! ajoute-t-il d’un ton plus enjoué. Et je n’ai pas oublié de t’acheter ton Nutella… Non, je n’ai pas oublié ! Tu n’auras aucune raison de râler, cette fois.
C’est alors que son visage se transforme. Des rides barrent soudain son front. Comme s’il venait de réaliser qu’il avait oublié quelque chose d’important.
Quelque chose de capital, même.
Ce n’est pas le Nutella… Mais quoi, alors ?
Il secoue la tête, tristement. Avant de tourner le dos au portrait et de serrer les poings.
Oui, il a oublié quelque chose d’important.
Il a oublié que le petit garçon est mort.
Il ouvre le placard au-dessus de l’évier crasseux. Des dizaines de pots de Nutella sont alignés sur l’étagère.
Un par semaine, il en achète. Lorsqu’ils sont périmés, il les descend au sous-sol. Il en a des caisses pleines dans la cave. Il ne faudrait pas que le jeune garçon s’empoisonne.
Finalement, il retourne le cadre.
— C’est l’heure de la sieste, dit-il d’une voix tendre. Tu dois avoir sommeil avec cette chaleur… Alors, repose-toi, mon petit.
Il s’approche de la fenêtre, se penche pour voir les gosses qui s’amusent dans la rue. Ses yeux ne peuvent s’empêcher de le chercher au milieu de ce joyeux attroupement.
Où est-il ?
Puis ses sourcils se froncent à nouveau, ses épaules s’affaissent.
Il n’arrête pas d’oublier.
Depuis de longues années.
N’arrête pas d’y penser.
Depuis tant d’années.
Son cerveau doit avoir des manques ou un truc dans le genre. Lorsqu’il visualise ses méninges, il imagine une meule de gruyère.
Des trous partout dans la matière grise.
Il continue à observer les gamins qui jouent au foot sur le petit parking au pied de l’immeuble.
Mais bientôt, d’autres images défilent.
Maud, son visage, ses jambes dénudées, sa culotte blanche échancrée qu’il n’a pas eu le temps d’arracher.
Ses yeux terrorisés, sa voix qui implore.
Ces incroyables frissons qu’il a ressentis. Avant, pendant et même après l’agression.
— La prochaine fois, personne ne viendra te sauver, mon petit cœur ! Personne, non… La prochaine fois, je prends tout mon temps avec toi…
Il revient s’asseoir et attrape une paire de ciseaux dans le tiroir de la table.
— Et ensuite, je te tue.
* * *
Maud se regarde dans le miroir. Son cou noirci d’ecchymoses, son visage abîmé, dévasté.
Ton salaud de père pourra même pas t’identifier.
Son père…
Cet homme dans l’ombre duquel elle a tenté de grandir, sans jamais vraiment y parvenir.
Cet homme si doué, si intelligent. Tellement déterminé. À qui rien ne peut résister. Ou plutôt à qui personne ne doit résister…
Cet homme qui réussit tout ce qu’il entreprend. Dont les mains ne tremblent jamais. Qui ne laisse aucune place au hasard, à la faiblesse ou au doute.
Cet homme qui a voulu tout lui donner. Parce qu’elle est son unique fille.
Pourtant, tu as oublié l’essentiel, papa. Tu as oublié de me laisser respirer. Oublié que je ne suis pas simplement un morceau de toi. Que je suis une personne avec des sentiments et des envies qui ne sont pas les tiens. Que je ne veux pas forcément te ressembler, que je ne peux pas toujours t’admirer.
Mon père… Cet homme qui répare les corps mais brise les rêves.
Cet homme si mystérieux.
Maud éteint la lumière de la salle de bains, retourne dans la chambre et avale un somnifère. Avant de s’endormir, elle pense au sourire de Luc. À son étrange regard.
De toute façon, elle n’arrête pas de penser à lui.
Puis son esprit divague lentement, empruntant d’autres chemins. Ceux du passé.
Au hasard, sans doute, un tiroir s’ouvre dans son cerveau, laissant entrevoir un souvenir poussiéreux.
… Maud a cinq ans, peut-être six.
Assise sur le sable, tout près de l’eau, elle s’applique à construire un château que la mer grignotera lentement. Effacera assurément.
Mais dans son esprit, cet édifice sera le plus solide, le plus beau.
Indestructible et immortel.
Elle tourne la tête, cherchant son père du regard.
Il est là, tout près, allongé sur le sable chaud.
Beau comme un dieu.
Il la couve d’un regard tendre, lui sourit.
Dès qu’elle l’appelle, il s’approche. Son ombre immense recouvre le château tordu et éphémère.
Il la félicite, s’agenouille à côté d’elle.
Plus loin, un jeune garçon court vers la mer. Une femme le rattrape et le prend dans ses bras.
L’enfant se débat en riant, le petit cœur de Maud se comprime.
Elle se souvient encore de la douleur.
Alors, elle demande :
— Pourquoi maman est partie ?
Elle se souvient du visage de son père, qui s’assombrit de façon soudaine. Comme si le soleil avait brusquement déserté cette plage immense.
Elle se souvient de ce sentiment étrange. Du regret.
Celui d’avoir posé la question.
D’avoir rendu son père si triste.
Puis elle se souvient de la vague, plus haute que les autres.
Qui emporte sa forteresse inachevée sans aucune pitié…
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