— Vous vous sentez mal ?
— Mon ordinateur, murmure le professeur en fermant les yeux.
— Quoi ?
— Le message…
Luc l’abandonne et pénètre dans le bureau.
Sur l’écran, un message ouvert.
Une seule ligne.
Six mots.
Pour une implacable sentence.
Dans trois jours, je te tue.
Assommée par le somnifère, Maud dort toujours. Elle étreint l’oreiller de Luc, respirant son parfum jusque dans l’intimité de ses rêves.
Un étage plus bas, Luc et Armand se sont enfermés dans le bureau. Assis dans son fauteuil en cuir, le professeur relit le message pour la centième fois. À force, les mots se mélangent, perdant presque leur sens.
Dans trois jours, je te tue.
— Dans trois jours, je serai mort, murmure-t-il soudain. Le jour des vingt et un ans de Maud…
Luc observe son visage étrangement creusé par la lumière de l’écran. Il vient de prendre dix ans, en seulement quelques minutes.
— Vous n’avez toujours pas l’intention d’appeler les flics ? interroge le jeune homme.
— J’ai le choix entre mourir ou finir en prison…
— La prison, c’est mieux que le cimetière, non ?
— Vous en êtes sûr ? rétorque le professeur. Vraiment sûr ?
Le silence retombe, lourd comme une menace.
— Il faut retrouver cet homme ! reprend le chirurgien.
— Je ne vois pas comment ! Nous avons déjà essayé…
— Il vous restait quelqu’un à joindre, non ?
— Oui, mais impossible de l’avoir pour l’instant. J’ai encore tenté de l’appeler hier… Vous savez, je suis quasiment sûr qu’Abramov a changé d’identité. Il devait préparer son coup depuis un moment et a fait le nécessaire pour qu’on ne puisse pas lui mettre la main dessus. Mais je vais faire mon maximum pour vous protéger. Vous et votre fille.
Reynier se sert un nouveau whisky.
— Vous en voulez ?
— Non, merci. Et si je peux me permettre, je crois que vous avez assez bu. Je ne suis pas suffisamment costaud pour vous porter jusqu’à votre chambre…
— Vous avez sans doute raison, admet Reynier en avalant une gorgée. Mais tous les condamnés ont droit à un dernier verre…
— Vous n’êtes pas encore mort, rappelle brutalement le jeune homme.
— Non, il me reste trois jours à vivre !
Soudain, Luc lui arrache le verre des mains.
— Écoutez, monsieur, il va falloir m’aider un peu ! Et ce n’est pas en vous saoulant la gueule que vous y parviendrez !
Reynier reste stupéfait un instant.
— Désolé, marmonne Luc.
Le jeune homme porte une main à son flanc gauche. Il vient de réveiller la douleur.
— Si vous aussi, vous perdez votre sang-froid, je crois qu’on est foutus…
Luc fait quelques pas dans le bureau et s’arrête devant la fenêtre.
— Je vais trouver une solution, affirme-t-il.
Trois coups frappés à la porte les extirpent de leur cauchemar. Amanda passe la tête dans l’embrasure.
— Navrée de vous déranger, dit-elle, mais le dîner est prêt.
— Je n’ai pas faim, soupire Armand. Laissez tout dans la cuisine et allez vous reposer.
— Mais…
— Bonne soirée, Amanda.
— Bonsoir, monsieur.
La gouvernante disparaît et Luc se rassoit en face du chirurgien.
— Vous avez couché avec ma fille ?
Luc esquisse un sourire.
— Apparemment, vous retrouvez vos esprits et… vos obsessions ! C’est bon signe.
— C’est quand même étrange que je la surprenne dans votre plumard, avouez-le !
— Je vous l’ai dit, elle avait peur.
— Ça, c’est ce qu’on appelle de la protection rapprochée ! balance Reynier d’un ton perfide.
— Si on avait couché ensemble, vous nous auriez trouvés à poil.
— Vous avez très bien pu vous rhabiller avant que j’arrive, objecte Armand.
— Combien de fois va-t-il falloir que je vous le dise ? Je n’ai pas envie de coucher avec Maud !
— Elle est jolie, pourtant.
— Très jolie même, concède Luc. Mais ça ne me suffit pas. Je ne suis pas du genre à sauter sur tout ce qui bouge.
— Vous préférez sauter sur la gouvernante ?
Luc continue de sourire, même si cette discussion commence à lui taper sur les nerfs. Un sourire de défiance.
— C’est exactement ça, monsieur !
— Comment est-elle ?
— Qui ?
— Allons, ne faites pas celui qui ne comprend pas ! prie Armand. Amanda, comment elle est ?
Le jeune homme allume une cigarette sous le nez du professeur.
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?
— Simple curiosité.
— Mal placée, rétorque Luc en lui soufflant la fumée en pleine figure.
Reynier sourit à son tour.
— Décidément, je vous aime bien !
— Je crois que vous avez trop bu, professeur. Et que vous devriez aller vous reposer.
— Ne me dites pas ce que j’ai à faire.
— Comme vous voudrez, dit Luc en se levant. Je vais à la cuisine manger quelque chose.
Alors qu’il pose sa main sur la poignée de la porte, Armand l’interpelle.
— Luc ? Vous croyez que je mérite ce qui m’arrive ?
Les deux hommes se dévisagent un instant dans la pénombre.
— Je ne peux pas répondre à cette question. Vous seul le pouvez…
Reynier baisse la tête.
— Mais que vous le méritiez ou non, dans trois jours, je serai là.
* * *
Michel Abramov regarde la photo du petit garçon.
Le portrait de son fils. Assassiné il y a cinq ans. Alors qu’il allait fêter son dixième anniversaire. Une vie devant lui.
Cet enfant qui n’est plus que cendres. Qui a rejoint Nathalie, sa mère, morte des suites de l’accouchement. Le genre de choses qui n’arrive plus très souvent. Pas ici, pas en France.
Pourtant, ça lui est arrivé.
Au début, il en a voulu à Dimitri. Il l’a détesté. Ne s’en est pas occupé. A même songé à l’étouffer.
C’était lui, le coupable.
Mais il était aussi tout ce qui lui restait d’elle. Témoignage de leur amour aussi puissant qu’inespéré.
Dimitri était le fruit unique d’un arbre déraciné. Sa seule raison de survivre.
Alors, ils ont grandi ensemble. Dans le souvenir de l’absente. Dans son ombre bienveillante.
Michel Abramov a tout donné à son fils.
Il a été son père, sa mère, son frère.
Son univers, son mentor, son héros.
Et pour lui, Dimitri était la lumière, l’air et la terre.
Un sourire, un avenir, une raison.
Une passion.
Il était tout.
Jusqu’à ce que Reynier le lui prenne. Jusqu’à ce qu’il lui arrache le cœur, les tripes. Lui coupe les jambes et lui consume la cervelle.
La justice a blanchi le chirurgien, osant même condamner Abramov à lui verser des dommages et intérêts ! C’est lui qui devait payer. Pour la mort de son propre fils.
Les blouses blanches lui ont tout pris. Sa femme, son fils.
Sa vie et sa raison.
Il s’est lentement laissé glisser dans une sorte de trou noir. Une grotte peuplée de démons tranquilles qui se nourrissaient chaque jour de sa lucidité et de ce qu’il croyait être ses dernières forces.
Il aurait pu se foutre en l’air, mais le suicide ne faisait pas partie de ses gènes.
Un soldat ne se suicide pas. Il affronte l’adversaire, jusqu’au bout.
Alors, il attendait la mort, comme on guette une amie. Il l’espérait, à coups de paquets de cigarettes. À coups de bouteilles de vodka.
Jusqu’au jour où il a appris que Reynier avait menti. Sur la mort de Dimitri et sur bien d’autres choses. Ce jour-là, la blessure s’est rouverte et l’a déchiré en deux. Il a cru qu’il n’y survivrait pas. Qu’il n’avait plus assez de force.
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