Mais la haine est le plus puissant des moteurs. Capable de déloger un homme de son cercueil. Michel Abramov a cessé de boire, est redevenu la machine implacable qu’il avait été, des années auparavant.
Un fantassin sorti tout droit des ténèbres.
Pour répandre les ténèbres.
Abramov souhaite bonne nuit à son fils et se rend dans sa chambre. Dans le tiroir de sa table de chevet, une photo de Reynier, extraite d’un magazine. Abramov la contemple longuement. Il imagine avec jouissance la peur qui doit, en ce moment même, écraser son ennemi.
Le priver de sommeil, d’espoir. Et d’avenir.
L’angoisse qui tord ses intestins et fait trembler ses mains assassines.
— Un jour ou l’autre, il faut payer l’addition, professeur . Et je te jure que tu vas avoir mal à en crever…
* * *
Sans doute la nuit la plus longue de son existence.
Non. La plus longue sera la dernière.
Celle qui précédera son exécution.
Armand est monté dans sa chambre. Allongé sur son lit, comme dans une tombe, il regarde le plafond. Dans le couloir de la mort, il attend la frappe mortelle du bourreau.
Son corps et son esprit s’enlisent dans un mélange nauséabond de culpabilité et de peur. À chaque respiration, les sables mouvants l’entraînent un peu plus vers le fond.
Sur la table de chevet, la carte du lieutenant Lacroix. Cela fait des heures que Reynier songe à l’appeler. Il pourrait lui mentir, dans un premier temps, histoire de sauver sa peau. Mais bien vite, il serait rattrapé par son passé, par ses fautes.
Impardonnables.
Celui qui veut le tuer se ferait un plaisir de tout leur balancer. Alors, Reynier finirait en prison. On fermerait sa clinique et Maud se retrouverait sans rien.
Orpheline et démunie.
Reynier se redresse et voit les murs se rapprocher de lui. Les rideaux se transforment en barreaux, la chambre en cellule.
Sa vie, en un interminable cauchemar.
Il reste longtemps assis au bord du lit, fixant le sol. Mais ce n’est pas le parquet qu’il voit. C’est un abîme au fond duquel coule un magma de honte et de désespoir.
Partir, à l’autre bout du monde. Tout laisser sur place, ne rien emporter.
Pour échapper à ce piège. Pour glisser entre les doigts de son ennemi.
Partir, loin. Prendre la fuite, comme un lâche.
Bien sûr, c’est la solution.
Sauf que rien n’empêchera ce monstre de dévoiler l’horrible vérité. Sans doute détient-il des preuves. Qui s’étaleront dans tous les journaux.
Son nom sera sali, traîné dans la boue. Il perdra sa fortune, sa femme, sa fille.
Pour garder la vie.
Mais que vaut l’existence dans ces conditions ? La mort n’est-elle pas plus douce que cette abominable perspective ?
Et puis cet homme semble si déterminé… Capable de le suivre jusqu’à l’autre bout de la planète.
Jusqu’en enfer.
Armand ne sait plus. Son cerveau patine et s’enraye, ses idées ne forment plus qu’une masse gluante et difforme.
Il n’a pas la force de pleurer. Ni celle d’affronter ce qui l’attend.
Dans un dernier effort, il parvient à se lever et quitte la pièce.
Il a besoin de la voir, maintenant.
Sans un bruit, il ouvre la porte qui le sépare de sa fille. Tel un fantôme, il s’approche du lit où Maud dort à poings fermés. S’agenouille sur la moquette, comme s’il allait réciter une prière. Pénitent silencieux, il écoute sa lente respiration, sent son parfum, devine son visage.
Ce n’est pas mourir qui l’effraie ; c’est être séparé d’elle à tout jamais.
Ne plus plonger ses yeux dans les siens, ne plus entendre sa voix ou son rire. Ne plus voir les reflets du soleil sur sa peau, les facéties du vent dans ses cheveux.
Ne plus être là pour elle. Pour veiller sur ses fragilités, ses angoisses, ses mauvais rêves.
Ne plus être son père.
Finalement, les larmes viennent réchauffer son visage.
Oui, il va mourir.
Parce qu’il veut qu’elle ne manque de rien.
À part d’un père.
Parce qu’il refuse que la honte vienne éclabousser la pureté de son visage.
Il va mourir en emportant avec lui la laideur de ses secrets.
Non, il n’appellera pas le lieutenant Lacroix. Non, il ne se sauvera pas.
Pour que Maud puisse hériter de tout ce qu’il a construit.
Pour qu’elle puisse avoir une vie, il est prêt à donner la sienne.
— Papa ?
En ouvrant un œil, Armand se rend compte qu’il est couché par terre.
— Mais qu’est-ce que tu fais là ? demande Maud en se frottant les yeux.
Reynier se redresse, cassé de partout.
— Tu… Tu as fait un cauchemar, cette nuit, prétexte-t-il. Je t’ai entendue crier, alors je suis venu… Et je me suis rendormi, apparemment.
Maud sourit et invite son père à s’allonger près d’elle.
— Tu dois avoir le dos en bouillie !
— Ça va, dit-il.
— D’habitude, tu es déjà debout à cette heure-là ! remarque la jeune femme.
Reynier jette un œil au réveil. Sept heures du matin.
— Oui, mais aujourd’hui, je ne vais pas bosser.
— Ah bon ?
— Non, j’ai décidé de rester avec toi !
Il sourit, tel un enfant espiègle. Alors qu’à l’intérieur, l’effroi compresse ses organes.
Oui, j’ai décidé de passer le temps qui me reste près de toi.
Deux jours avec toi.
L’éternité sans toi.
— Mais… Et la clinique ?
— J’ai un remplaçant ! Ne t’inquiète pas.
Maud referme les yeux et Armand la contemple dans la lumière du petit matin.
Peut-être son dernier matin.
L’avant-dernier, dans le meilleur des cas.
— Tu as couché avec Luc ? murmure-t-il.
Maud répond machinalement, dans un demi-sommeil.
— Non… Il ne veut pas.
Reynier ferme les yeux à son tour.
— Et toi, tu le voudrais ?
Elle s’est rendormie, ayant cédé aux derniers assauts du somnifère. Mais son père connaît la réponse.
Oui, elle en aime un autre que lui.
Ça devait arriver un jour. C’était écrit quelque part.
Une évidence contre laquelle il a lutté.
Pourtant, malgré des relents d’une jalousie tenace, il n’espère qu’une chose. Que Luc la protégera, envers et contre tout.
Il faut qu’il appelle la clinique. Sa chère clinique. Qu’il prévienne son assistante qu’il ne viendra pas aujourd’hui. Qu’il ne viendra plus jamais.
Mais il ne peut se détacher de sa fille. Il a l’impression que son cœur n’y survivrait pas. Alors, il s’allonge sur le côté et la regarde finir sa nuit en essayant de trouver le chemin de ses rêves. De pénétrer par effraction dans ses jardins secrets.
* * *
Luc pousse la porte de la cuisine déserte et prépare son café.
Il aperçoit Amanda au bord de la piscine, en train de téléphoner. Malgré la fenêtre ouverte, il ne peut entendre ce qu’elle dit.
Il met la table pour deux, lui prépare une tasse de thé noir, comme elle aime. Alors, Marianne entre dans la pièce, vêtue d’une nuisette en satin. Ses cheveux sont lâchés, un peu emmêlés. Ses yeux, légèrement gonflés. Fatigués par une nuit trop courte.
Ou si longue.
Luc la regarde avec un sourire béat. Il la trouve tellement belle, au réveil.
Belle, tout le temps.
Elle s’installe en face de lui, le dévorant des yeux. Ils échangent un sourire complice et de son pied nu, elle vient caresser sa jambe, remontant jusqu’à sa cuisse. Il a envie de la renverser sur la table, de faire glisser les bretelles de sa nuisette, de mordre sa peau cuivrée, de s’enivrer de son parfum délicat.
Soudain, Amanda entre dans la pièce, vêtue de son tailleur noir et de son chemisier blanc. Ses cheveux sont attachés, sa coiffure parfaite.
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