Il constate qu’Amanda n’est pas redescendue chez elle. Ces Reynier sont vraiment des esclavagistes, songe-t-il.
Le professeur est assis derrière son ordinateur. Trois coups discrets à la porte lui font lever la tête.
— Oui ?
Amanda pousse la porte.
— Entrez, dit-il. Asseyez-vous.
Elle obéit, docile et souriante.
— Vous voulez un verre ? propose Armand.
— Pourquoi pas !
— J’ai un très bon rhum, ça vous dit ?
Dans son bureau, Reynier a tout à portée de main : scotch, rhum, digestifs. Il remplit deux petits verres, en dépose un devant la domestique.
— Alors ? demande-t-il.
— Rien de spécial à signaler aujourd’hui, répond-elle. Mis à part que Mlle Maud nous a fait une grosse frayeur en partant en douce ! Mais ça, vous le savez déjà…
— Vous n’avez toujours rien remarqué entre elle et Luc ?
— Écoutez, Monsieur… Je ne peux rien vous certifier, mais j’ai comme l’impression que Maud est sous le charme.
— C’est aussi mon impression, maugrée le père. Mais lui, vous croyez que… ?
— Je suis quasiment sûre qu’il garde ses distances. C’est un garçon sérieux et un vrai professionnel.
— Bon, continuez à les avoir à l’œil, tous les deux. Et si vous avez le moindre doute…
Elle hoche la tête d’un air important et zélé avant de terminer son verre.
— Je vous laisse, Monsieur.
— Bonne nuit, Amanda. Et merci de votre aide.
— Merci à vous de votre confiance.
Reynier la suit d’un regard appuyé tandis qu’elle s’éloigne. Il trouve qu’elle a du charme, une jolie silhouette. Un jour, il faudra qu’il aille plus loin avec elle.
Il termine son verre de rhum, mais l’angoisse lui serre la gorge lorsqu’il repense à la petite fugue d’aujourd’hui.
Lorsqu’il repense à la première fugue de Maud.
Quatre jours sans aucune nouvelle d’elle. Quatre jours à se demander si elle était vivante ou morte. Si elle était tombée entre les griffes d’un psychopathe.
Quatre jours et trois nuits à imaginer sa petite fille enfermée dans un sous-sol obscur, en train de se faire violer par un malade. À imaginer son corps martyrisé, désarticulé, abandonné dans une clairière. Ou une décharge sordide.
Quatre jours d’une indicible souffrance toujours tatouée au plus profond de ses chairs.
Quatre jours et trois nuits qui ont laissé de terribles séquelles. Marquant son âme à tout jamais.
Depuis la petite escapade de Maud, quarante-huit heures auparavant, il ne s’est pas passé grand-chose chez les Reynier.
La vie suit son cours et Luc s’ennuie.
Ce matin, de très bonne heure, il est allé courir. Puis après un bon petit déjeuner, il s’est réfugié dans le garage pour s’entraîner.
Bizarrement, la Porsche est encore là, le chirurgien n’est pas parti bosser. Alors que chaque matin, il s’en va très tôt.
Sur le tapis qu’il a installé, Luc fait quelques assouplissements, puis enchaîne avec des mouvements rapides de self-défense. Très concentré, il ne fait pas attention aux pas discrets dans son dos.
— Bonjour, Luc.
Maud se tient juste à côté du tapis. Les mains jointes devant elle, comme une enfant sage.
— Salut.
Il s’essuie le visage avec une serviette et vient l’embrasser.
— Je peux rester un peu ?
— Tu es chez toi, rappelle Luc.
— Oui, bien sûr… Mais ça ne te dérange pas que je te regarde t’entraîner ?
— Pas du tout ! assure le jeune homme.
Il pense exactement l’inverse mais dissimule à la perfection ses sentiments, ainsi que la vie lui a appris à le faire.
Oui, il aurait préféré rester seul. Ou en tête à tête avec Marianne. Mais puisqu’il a un public, autant en profiter.
Il se positionne face au sac de frappe et commence à distribuer les coups.
Assise en tailleur sur le tapis, Maud est subjuguée. Il sent son regard l’envelopper tout entier, le pénétrer. Alors, il accentue encore la force de ses frappes. Il se donne en spectacle, avec le sentiment jouissif d’être l’objet d’un désir brûlant. Finalement, il a quelques points communs avec Reynier…
Au bout de dix minutes, il cesse enfin sa démonstration et se tourne vers elle. Tout juste s’il est essoufflé.
— Tu veux que je t’apprenne des trucs ?
— Ça serait cool !
— Vire tes pompes.
Elle enlève ses mules en cuir et monte sur le tapis, docile comme jamais. Elle se moque complètement du self-défense mais chaque moment passé avec lui est une bénédiction. Même si ça creuse encore plus profondément la plaie.
Il lui montre quelques mouvements, qu’elle tente d’imiter sans grand succès. Alors, il se positionne derrière elle et la prend dans ses bras pour guider chacun de ses gestes.
Maud n’est plus sur un tapis, au fond d’un garage.
Elle est au septième ciel.
Luc pourrait presque sentir son cœur tant il bat fort. Il lui parle doucement, dans l’oreille, passe un bras autour de sa taille.
Ce n’est plus un cours de krav-maga, c’est un torride pas de deux.
Mais soudain le charme est rompu. Armand Reynier vient de les rejoindre.
— Je vous dérange ? demande le chirurgien.
Cette scène en rappelle étrangement une autre à Luc. Sans lâcher Maud, il se retourne. Et, comme à chaque fois, il fixe l’homme dans les yeux avant de lui adresser la parole. Entre eux, le défi est permanent.
— Bonjour, monsieur.
Le regard de Reynier est sans équivoque. S’il avait un fusil dans les mains, il abattrait Luc sans sommation.
— J’apprends à votre fille à se défendre, ajoute-t-il.
Consciente du danger, Maud s’écarte de Luc et va embrasser son père.
— C’est bien, non ? dit-elle. Comme ça, si l’autre enfoiré se pointe, je l’explose !
— C’est à Luc de le faire, pas à toi, rappelle Reynier.
— Tu ne vas pas bosser ? poursuit Maud pour dévier leur conversation.
— Non, pas ce matin. J’avais envie de me reposer et comme je n’avais rien d’important de prévu… Je partirai en début d’après-midi, je donne un cours à la fac. Luc, je vous cherchais, j’aimerais vous parler deux minutes.
— Je vous écoute.
— Pas ici. Suivez-moi.
— Et pourquoi pas devant moi ? s’offusque Maud.
Le professeur hésite.
— Très bien, dit-il enfin. J’ai décidé d’annuler notre voyage.
Luc a envie de sourire, mais se retient. Comme s’il était venu dans le garage pour lui annoncer cette nouvelle !
— Mais pourquoi ? s’étonne Maud. Tu as bien mérité de partir en vacances !
— Je ne veux pas m’éloigner de toi. Pas en ce moment. On ne sait jamais.
— Écoute, papa, je pense que cette histoire est terminée. Que ce salopard ne reviendra pas. Mais au cas où, Luc est là.
Reynier secoue la tête.
— Nous partirons quand tout sera fini.
La jeune femme soupire.
— C’est n’importe quoi ! Je te promets que je ne sortirai pas seule, ça te va ?
— Là n’est pas la question, ma chérie. Je veux être présent s’il t’arrive quoi que ce soit.
Soudain, Maud explose.
— Putain ! Mais j’ai plus quatre ans ! hurle-t-elle. Arrête un peu de me traiter comme une gamine !
Reynier reste interloqué. Ça faisait longtemps que sa fille ne lui avait pas parlé sur ce ton.
— Tu as déjà payé ce voyage, ça t’a coûté une blinde et tu veux annuler ? C’est vraiment trop con !
— L’argent n’est pas le problème, répond le chirurgien.
— T’as raison ! envoie Maud. Le problème, c’est toi.
Luc fait mine de regarder ailleurs, se gardant bien d’intervenir.
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