Nouveau sourire navré.
— J’ai pas le choix. Avant ta visite d’hier, je savais que tu avais fait le rapprochement entre Laura et Cloé. C’est vachement pratique, les micros ! Mais ça ne me mettait pas vraiment en danger… OK, c’est vrai que j’avais envie de te faire la peau simplement parce que tu baisais avec Cloé, mais il faut parfois savoir refréner ses envies si on veut atteindre son objectif. Et puis hier, quand je t’ai vu devant l’UMD, j’ai compris que tu avais deviné. Tu n’aurais jamais dû te pointer là-bas, mon pote. Erreur fatale…
Gomez continue à se maudire en silence. Toutes les fautes à ne pas commettre, il les a commises. Tel un débutant. Son regard pivote vers le portrait grand format de Sophie accroché au mur.
Je demande les circonstances atténuantes. Je n’étais pas dans mon état normal. Sans elle, j’étais perdu. Pouvez-vous comprendre ça, monsieur le procureur ? …
— Tu crois que je vais te laisser anéantir tout mon travail ? Tant que tu seras là, je n’aurai pas le champ libre. Alors, faut que je t’élimine. Parce que maintenant que Cloé est presque prête, j’ai bien l’intention d’en profiter.
— Comment ? interroge Alexandre en essayant de cacher à quel point il a mal.
Cette fois, le sourire de Quentin n’a rien de désolé. Il est même terrifiant.
— Elle va basculer complètement, je le sens. Et ta mort, même si elle n’était pas prévue, va accélérer les choses. Elle a fait le vide autour d’elle, s’est grillée auprès des flics. Elle ne va pas tarder à perdre ses derniers repères. Et là, elle sera à moi. Je profiterai d’elle jusqu’à plus soif, tu peux me croire. Je pourrai faire tout ce que je veux avec elle, personne ne la croira. Jusqu’à ce qu’elle ne supporte plus de voir ce qu’elle est devenue. Jusqu’à ce que la peur et la solitude la poussent à mettre fin à sa lamentable existence…
Alexandre a froid, tout à coup. Il se met à trembler. Les yeux bleus le glacent d’effroi.
Il les imagine, plantés dans ceux, terrifiés, de Cloé. Il imagine la jeune femme entre ses mains. Seule, à sa merci.
L’infirmier s’éloigne à nouveau, faisant le tour du canapé. Puis, subitement, il passe dans la cuisine, où Gomez l’entend ouvrir le frigo.
Maintenant, ou jamais.
Il réunit le peu de forces qui subsistent encore en lui, tente de se lever.
Les muscles de ses jambes refusent l’effort, ses mâchoires se crispent, le souffle lui manque. Ses bras restent accrochés au dossier de la chaise dont il n’arrive pas à se débarrasser.
Il retombe. Retour à la case départ.
Nouvel essai, tandis que de l’autre côté de la cloison, l’infirmier ouvre une canette de Coca et continue sa dissertation sur le crime parfait.
— Je me demande comment elle va en finir… Tu crois qu’elle avalera des somnifères ou qu’elle préférera se jeter sous un train ? À moins qu’elle se tire une balle… Tu aurais dû lui confisquer son flingue, Alex. T’as déconné, une fois de plus.
Gomez essaie encore de tendre ses jambes, la douleur est terrible.
— Ceci dit, les nanas se suicident rarement par arme à feu. Elles veulent protéger l’intégrité de leur visage, rester jolies jusque dans la mort. Je me rappelle avoir vu Laura sauter par la fenêtre de son appartement… C’était beau, tu peux pas t’imaginer !
Les genoux d’Alexandre flanchent, il bascule vers l’avant, s’écrase sur la table basse en verre, qui cède sous son poids dans un épouvantable fracas. Le Sig-Sauer glisse sur le tapis.
Gomez, un peu sonné, parvient à se libérer de sa chaise au moment où Quentin accourt. L’infirmier s’immobilise, bouche ouverte.
— Merde…
Gomez se penche en avant, serre ses poings toujours attachés. Il prend son élan, véritable taureau dans l’arène. Tête la première, il percute sa cible en plein dans le sternum. Quentin s’écrase contre le mur avant de glisser jusqu’au sol, la respiration coupée.
Mais le taureau n’a aucune chance, c’est bien connu.
Alexandre voudrait profiter de l’occasion. Son adversaire est à terre, le moment est venu de le finir. À coups de pied, à coups de talon. À coups de n’importe quoi.
Sauf qu’Alexandre ne peut plus. L’assaut l’a vidé de ses dernières forces.
Il s’effondre à son tour, tandis que Barthélemy se relève péniblement.
— Merde, répète-t-il en posant une main sur son torse. T’as une sacrée force, putain…
Il retrouve progressivement une respiration normale, tout en observant le flic à genoux, qui lutte pour ne pas s’évanouir, à cinquante centimètres de lui.
— Tu déconnes, Alex. Regarde-moi ce bordel ! Comment je vais faire, maintenant ?… Bien essayé, mais avec ce que tu as dans les veines, tu n’avais aucune chance. Pour le reste, t’inquiète pas, je vais me débrouiller. Ils n’y verront que du feu.
Gomez ne bouge plus, essayant de réunir à nouveau quelques forces.
Pourquoi ses muscles ne lui obéissent-ils plus ?
Il voit l’infirmier s’emparer de la seringue, la remplir avec ce qui reste dans le flacon.
Il voit la mort s’approcher sans aucune possibilité de lui échapper.
Il tente de se relever, des serres puissantes se referment sur ses épaules, le clouant au sol, dans sa position de pèlerin. L’aiguille s’enfonce délicatement dans sa jugulaire.
L’effet est quasi instantané. Gomez rend les armes.
Quentin le saisit sous les aisselles et, dans un effort titanesque, le traîne jusque sur le tapis pour l’adosser au canapé. Puis il prend le Sig-Sauer, arme le chien.
— Il est temps d’en finir, mon pote. Avec le boucan que tu viens de faire, je suis obligé d’accélérer la cadence. Dommage, j’avais encore des trucs à te raconter…
Il récupère dans sa sacoche un silencieux qu’il visse sur le canon du pistolet.
Inerte sur le sol, Alexandre pleure.
Dans un silence atroce, les larmes coulent sur son visage paralysé.
Gomez pleure, en songeant à Cloé que sa mort imminente laissera sans défense.
Il pleure, en songeant à Sophie que sa mort imminente versera dans l’oubli.
Il pleure, parce qu’il ne saura jamais si le Gamin sortira du coma.
Mon Dieu, faites qu’il se réveille…
Dans un silence atroce, Gomez pleure. Parce qu’il a peur de mourir, tout simplement.
Seul, comme un chien.
Impossible de supplier son bourreau puisqu’il ne peut même plus parler.
Quentin l’observe quelques instants. Sans haine, ni compassion. Sans rien dans le regard.
Puis il ouvre les menottes, saisit la main droite du flic pour y placer l’arme.
— Va falloir que tu m’aides. Désolé, mais c’est pour tes petits copains de la scientifique. Si t’as pas de dépôt sur les doigts, ils vont se douter de quelque chose.
Il oblige Gomez à plier son index sur la détente, accompagne sa main jusqu’à sa tempe, là où s’est formé l’hématome.
Le commandant ressemble à un pantin, Barthélemy tire les ficelles.
Le spectacle touche à sa fin.
— Moi, je parie qu’elle se jettera sous un train, chuchote l’infirmier en souriant.
Dans un dernier sursaut, Gomez tente d’éloigner sa tête du canon. Mais Quentin le tient fermement par les cheveux.
— Bon voyage, le héros…
Les yeux d’Alexandre cherchent désespérément le portrait sur le mur.
La voir, une dernière fois. Partir avec elle.
Enfin, Sophie lui sourit. Au moment où son doigt presse malgré lui la détente.
Elle a l’impression que cet après-midi sera sans fin, comme une perpétuelle punition.
Cloé consulte discrètement sa montre, pour la énième fois. Mais les aiguilles prennent un malin plaisir à faire du surplace.
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