Quentin profite de l’absence de son hôte pour détailler ce qui l’entoure. Ce salon, plongé dans une semi-pénombre, chichement décoré. Triste à mourir.
On dirait presque que personne n’habite ici. Ou seulement un fantôme.
— Elle bosse, ta femme ? demande-t-il en élevant la voix.
La main d’Alexandre se crispe sur le paquet de café, il en renverse à côté du filtre.
— Oui. Chez un notaire, répond-il.
— Ah… C’est bien, ça !
— Et la tienne ? enchaîne le flic en revenant dans le salon.
— Je vais te faire une confidence, sourit Quentin, je ne suis pas marié.
Gomez feint l’étonnement le plus complet. D’ailleurs, il est étonné. Que Barthélemy lui balance la vérité de cette manière tout à fait désinvolte. Il doute de plus en plus de sa culpabilité, reste cependant sur ses gardes. D’ailleurs, contrairement à son habitude, il ne s’est pas débarrassé de son arme en rentrant.
— Cloé m’avait dit que…
— Je sais. En fait, c’est ce que je fais croire à Carole, mais c’est faux. Tu le garderas pour toi, n’est-ce pas ?
— Ça me regarde pas, réplique Alexandre en haussant les épaules.
— Je sais que je ne passerai pas ma vie avec Carole, alors, avec ce petit mensonge, je la tiens à distance et je lui évite de se faire des idées sur notre avenir commun.
— C’est pourri, quand même ! objecte le flic.
— Sans doute. Mais les nanas sont tellement compliquées…
Quentin s’assoit sur le canapé, Alexandre va chercher le café dans la cuisine puis s’installe dans un fauteuil, juste en face de lui.
— Bon, parle-moi de Cloé, embraye le commandant.
— J’ai discuté avec le professeur qui dirige l’UMD. C’est un grand spécialiste, tu sais… Je lui ai décrit les symptômes dont souffre Cloé et il a confirmé ce que je pensais. Pour lui, elle est en plein délire paranoïaque.
Alexandre allume une cigarette, en propose une à Barthélemy qui refuse.
— Il m’a dit aussi qu’il a déjà entendu parler d’un cas presque similaire par un confrère, une femme qui exerce en ville.
— Vraiment ? s’étonne Gomez.
— Il s’agissait d’une jeune femme qui se croyait poursuivie par un homme… Elle était caissière dans un supermarché, je crois.
Gomez manque de lâcher sa cigarette mais tente de garder un visage impassible.
— Et alors ?
— Alors, ça a fini par un suicide, poursuit l’infirmier en portant la tasse à ses lèvres. Défenestration.
Ce fumier n’a peur de rien. Il se permet même de le provoquer.
Ou alors, il est aussi innocent que l’agneau qui vient de naître.
— Je ne crois pas que Cloé ait envie de se foutre en l’air, rétorque Alexandre.
— Les suicides arrivent sans prévenir.
Alexandre regarde l’infirmier droit dans les yeux, cherchant à quel jeu il joue.
— Je t’ai apporté de la doc sur le sujet, reprend Quentin en se levant. C’est un peu long à lire, mais je crois que ça t’en apprendra beaucoup sur la paranoïa.
— Génial ! ricane Gomez. J’ai toujours eu envie de me farcir des livres de psychiatrie ! Tu pourrais pas plutôt me faire un résumé ?
Quentin retourne vers la porte d’entrée où il a laissé sa sacoche.
— Je suis sûr que ça va te passionner ! dit-il en rigolant.
Gomez esquisse un sourire et termine son café. En tournant la tête vers la fenêtre, il voit le reflet d’un homme, debout dans son dos. Qui tient quelque chose entre ses mains levées vers le plafond.
Il sent un drôle de frisson secouer ses vertèbres. Une seconde passe, interminable.
Pendant laquelle Gomez ne fait rien.
Pendant laquelle Quentin prend son élan.
Puis Alexandre se lève d’un bond, se retourne et reçoit le coup en pleine tempe.
Sans un cri, il part en arrière et s’effondre devant le canapé.
Le choc est brutal, il a l’impression que son crâne s’est fendu en deux.
Il tente de dégainer son arme, mais un pied se pose sur son avant-bras, le clouant au sol.
Il râle, faiblement, sent ses dernières lueurs de conscience s’éteindre.
— Ohé, y a quelqu’un ?
Lacérant un bourdonnement continu, cette voix semble venir de très loin. Presque de l’au-delà.
— Commandant ?… Vous m’entendez ?
Gomez cligne des yeux, plusieurs fois d’affilée. Un visage sort du néant. Au sourire rassurant.
Pourtant, il préfère refermer les paupières. Encore un peu… De ce sentiment d’apaisement, de ce délicieux renoncement.
Même si ça lui paraissait étrange d’en avoir conscience, il se croyait mort.
Une main le secoue avec force, il reçoit une gifle.
— Allez, mon vieux, on se réveille ! J’ai pas que ça à faire, moi… !
Quentin, assis sur une chaise, dans le mauvais sens. Le menton posé sur le dossier, il continue de lui sourire.
— Ça y est, t’es de retour parmi nous, mon pote ?
Gomez tente d’émerger. Au bout de quelques secondes, il s’aperçoit qu’il est chez lui.
— Pas trop mal à la tête, j’espère ?
— Qu’est-ce que… ?
Sa bouche est un désert aride, hérissé de cactus. Sa tête, un dirigeable en chute libre, qui part en vrille. Le crash est pour bientôt.
Et il a la désagréable impression d’avoir descendu cul sec une bouteille de whisky.
— Tu te souviens plus ?
Gomez est également assis sur une chaise, poignets menottés dans le dos. Il se rappelle avoir reçu un coup, se rappelle essentiellement la douleur, puis la chute.
En face, Barthélemy fait joujou avec son Sig-Sauer.
Même s’il n’a pas les idées très claires, le commandant réalise enfin qu’il est dans une situation délicate.
— T’es vraiment dans la merde, Alex ! confirme Quentin. Mais en général, c’est ce qui arrive aux gens trop curieux. Et pas assez malins… Ou les deux, comme toi. Y en a qui les cumulent, hein ?
Gomez préfère garder le silence, pour le moment. La priorité, c’est reprendre des forces. Puisqu’il n’est pas mort, il veut soudain vivre. Plus que tout.
Mais d’abord, il voudrait reprendre complètement ses esprits. Déchirer le brouillard qui emmaillote son cerveau.
Il tente de bouger les doigts, y parvient à peine. C’est comme s’il était sous l’emprise d’une drogue puissante. Même son regard peine à fixer l’ennemi.
— Bon, on va causer un peu tous les deux. Si tu es d’accord, évidemment…
Le flic émet un grognement de douleur.
— Parfait ! raille l’infirmier. Je savais que tu serais ouvert à la discussion.
Il allonge quelques pas, gardant le semi-automatique en main.
— Si tu t’avises de gueuler, je te bâillonne ! ajoute-t-il en brandissant un rouleau de Scotch. Mais ça m’étonnerait que tu y parviennes avec la dose que je t’ai mise !
C’est donc ça. Ce salopard m’a drogué !
Quentin agite alors une seringue sous ses yeux.
— Une substance très efficace pour transformer en agneaux les plus récalcitrants, explique-t-il. Et tu sais quoi ? Une molécule qui ne laisse aucune trace dans l’organisme. Ce qui signifie que s’ils te charcutent dans les jours à venir, ils ne trouveront rien !
Barthélemy exulte, Gomez sent la peur germer dans ses entrailles. Sans doute parce qu’il s’imagine sur la table en inox du légiste. Son cerveau d’un côté, son foie de l’autre.
Soudain, la mort n’est plus tout à fait aussi romantique et séduisante. Seulement abjecte et sordide.
Un morceau de viande froide sur l’étal d’un boucher.
— Et comme les légistes sont toujours débordés, ça m’étonnerait qu’ils t’ouvrent avant quarante-huit heures. Qu’est-ce que tu en penses, Alex ?
Читать дальше