Il récupère le carnet dans la table de chevet, prend son stylo et remplit deux pages.
Puis il embrasse à nouveau le Gamin. Comme il le ferait pour un fils.
Deux minutes plus tard, il est dans sa voiture. Avec une nouvelle énergie. Peut-être Laval lui a-t-il communiqué la sienne ?
Il doit découvrir si Quentin est l’homme qu’il traque. La stratégie sera simple ; inciter le loup à sortir du bois. Pour y parvenir, une seule solution : prendre ses distances avec Cloé pour laisser croire à l’Ombre qu’elle est sans protection.
Laisser le champ libre à Quentin Barthélemy. Ou à Bertrand. Peu importe.
Ne plus jouer les gardes du corps et observer de loin.
Sauf que Cloé risque de ne pas être d’accord. Elle risque même d’en mourir.
Il réfléchit à la meilleure façon de mettre son plan en action lorsque son portable sonne à nouveau.
— Salut, Alex, c’est Maillard.
Un lac gelé les sépare. Chacun sur une berge. Alors qu’ils étaient amis, avant.
Du temps où Laval avait ses deux jambes.
— Attends, je me gare…
Alexandre stoppe la voiture le long d’un trottoir, coupe le contact.
— Tu as vu le Gamin, récemment ? attaque le commissaire.
— Je sors de l’hosto, révèle Gomez. Il m’a serré la main. Il a quelques réactions, je pense que c’est bon signe.
— Tant mieux, murmure le divisionnaire. Tant mieux…
— Tu ne m’appelles pas pour prendre des nouvelles de Laval, n’est-ce pas ?
— Non. En fait, Couturier veut te revoir. Il va te convoquer.
Couturier. Le capitaine de l’IGPN, chargé de l’enquête interne sur la bavure Tomor Bashkim.
— Et je voulais te prévenir, poursuit Maillard.
— Merci, c’est sympa.
— J’ai parlé avec lui ce matin… Les choses ne se présentent pas bien pour toi.
— Sans déconner ? ricane Gomez.
— Comme Laval ne se réveille pas et que tu finiras par arriver au bout de tes congés, il…
Maillard cherche ses mots, Alexandre décide de lui filer un coup de main.
— Il va me suspendre de mes fonctions, c’est ça ?
— Oui.
Gomez encaisse le coup, demeurant silencieux. Il savait que ça arriverait, mais l’entendre lui fait mal.
— Tu as dit quoi ? demande-t-il enfin.
— Qu’est-ce que tu voulais que je dise ? soupire le divisionnaire. C’est une mise à pied temporaire, le temps que l’enquête se termine.
— Ils vont me saquer et tu le sais très bien. Ils ont déjà oublié tout ce que j’ai fait avant, n’est-ce pas ?
— Écoute, Alex, je t’ai toujours soutenu. Mais là, je n’ai rien pu faire, je t’assure.
— Et moi, je crois que tu n’as rien voulu faire, assène le commandant. Je crois que tu m’as lâché. Je crois même que tu leur as dit que je menais une enquête en douce ! Je crois que tu m’as balancé.
— Arrête tes conneries ! gronde Maillard. Tu délires. J’ai fait ce que j’ai pu !
— Ouais, j’imagine ! Mais t’inquiète pas, je vais rendre mon flingue et ma carte bien sagement, sans faire d’histoire. Je ne te poserai plus aucun problème ! Tu pourras roupiller tranquille, mon pote.
— Alex, ne dis pas…
Maillard n’a pas le temps de finir sa phrase, Alexandre vient de raccrocher.
Il file un coup de poing sur le volant, cale son front entre ses mains.
Tout cela est logique. J’ai déconné, je dois payer. Je dois payer pour le Gamin qui croupit sur un lit d’hôpital et ne reverra peut-être plus jamais la couleur du ciel.
Alors, Alexandre remet le contact et refoule sa haine.
Se sentira-t-il moins coupable lorsqu’il aura été sanctionné ? Foutaises ! Même si on l’amputait d’une jambe, il continuerait de se sentir coupable. La seule chose qui pourrait le soulager de ce poids immense serait un sourire du Gamin. Les mots du pardon.
Gomez ouvre la vitre et respire un bon coup, essayant de se concentrer à nouveau sur son enquête. L’ultime de sa carrière, il le sait.
C’est alors que son portable se manifeste une fois de plus. Il décroche après avoir vérifié que ce n’est pas Maillard qui rappelle.
— Oui ?
— Alexandre ? C’est Quentin Barthélemy.
La tension artérielle de Gomez monte d’un cran.
— Salut, Quentin… Que se passe-t-il ?
— J’ai beaucoup réfléchi depuis ta visite d’hier. Et j’aimerais bien qu’on se voie.
Gomez prend trois secondes avant de répondre, alors Quentin ajoute :
— J’ai parlé du cas de Cloé avec un grand spécialiste et je crois que je peux t’aider… Tu es libre, là ?
— Ouais… Tu veux que je vienne à Villejuif ?
— Non, je bosse pas aujourd’hui. Je te rejoins chez toi si tu me donnes l’adresse.
Gomez hésite à nouveau. Mais même si Quentin et l’Ombre ne font qu’un, il ne risque pas grand-chose. Après tout, ce fumier n’est qu’un lâche, tout juste capable de terroriser des femmes seules.
— J’habite au 156 boulevard Clemenceau, à Maisons.
— Très bien, je trouverai. Disons dans une heure, c’est bon ?
— Parfait. À tout à l’heure, conclut Alexandre.
Soit ce mec est un vrai pro qui veut venir en aide à Cloé, soit le loup a finalement décidé de sortir du bois tout seul. Facile de comprendre pourquoi : continuer à laver le cerveau du flic, continuer à le monter contre Cloé. Pour que son dernier défenseur la croie folle et cesse de veiller sur elle. Une tactique comme une autre.
À condition que ce soit bien lui le coupable.
Mais coupable de quoi ? Aux yeux de la loi, il n’y a pas de quoi le coffrer. Même pas de quoi le mettre en examen.
Il a mis une capuche et a suivi Cloé. Il a chaussé des lunettes noires et lui a fait peur, monsieur le procureur.
Comment prouver qu’il est entré chez elle ? Qu’il l’a droguée et déshabillée en pleine forêt ? Qu’il a transformé sa vie en cauchemar ?
Après cette entrevue, il paraîtra logique à Barthélemy que je laisse tomber Cloé. Il se sentira en confiance et passera à la vitesse supérieure.
Le piège est absolument parfait.
En chemin, Alexandre compose le numéro de Cloé. Il tombe sur son répondeur.
— Salut, ma belle, c’est Alex. Je voulais savoir simplement comment tu allais… Bon, à ce soir, je t’embrasse. Je t’embrasse fort.
Il raccroche, jette son portable sur le siège passager et accélère. Il a eu envie de lui dire Je t’aime . Ça le surprend. Et sans doute qu’il s’est trahi dans sa façon de dire Je t’embrasse …
Boulevard Clemenceau, Gomez aperçoit Barthélemy qui patiente déjà en bas de chez lui. Il gare la Peugeot, prend son temps pour rejoindre l’infirmier.
— Je suis un peu en avance, s’excuse Quentin en lui serrant la main.
— Pas de problème.
Le commandant tape le code en prenant soin de se mettre devant le clavier, avant de pousser la porte de l’immeuble.
— J’habite au deuxième, précise-t-il en s’engageant dans l’escalier. Alors, tu as des choses intéressantes à m’apprendre ?
— Je crois, oui.
Arrivé au second, Gomez ouvre la porte de son appartement, entre en premier.
— Fais pas attention au bordel.
— T’inquiète… Tu vis seul ?
— Non, prétend Alexandre. Mais ma femme n’est pas plus ordonnée que moi !
— L’ordre, c’est l’instinct de conservation.
— Tu comptes me psychanalyser ?
Quentin se met à rire, il suspend son blouson dans l’entrée.
— Je n’en ai pas les capacités ! Je suis juste infirmier, pas psychiatre.
— Tant mieux. Tu bois quelque chose ?
— Un café, si tu as. Merci.
— Assieds-toi, je reviens, propose Alexandre en partant vers la cuisine.
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