Gomez s’assoit à son tour.
— Cloé repousse violemment tous ceux qui tentent de lui expliquer qu’elle est malade et doit se faire soigner, poursuit Quentin. Elle les considère comme des ennemis. C’est ce qui s’est passé avec Carole. Je lui ai donné les coordonnées d’un spécialiste, un bon. Mais lorsque Caro a voulu persuader Cloé d’aller le consulter, elle s’est braquée. Au point de ne plus vouloir lui parler… Pourtant, ça faisait une vingtaine d’années qu’elles étaient les meilleures amies du monde !
Alexandre allume une nouvelle cigarette et lui trouve un drôle de goût.
— Vous couchez avec elle, n’est-ce pas ? balance Quentin.
Le flic ne répond pas ; l’infirmier considère ce silence comme un aveu et continue son monologue.
— Remarquez, je vous comprends, elle est vraiment attirante ! La première fois que je l’ai vue, je l’ai immédiatement remarquée. Elle est éblouissante. Mais j’ai tout de suite senti qu’elle était dangereuse.
— Dangereuse ?
— Pas claire, précise l’infirmier. Je les repère à des kilomètres ! C’est un peu mon métier, faut dire.
— Bon… si je résume ce que vous venez de me dire, Cloé est gravement malade et je ne peux rien pour elle.
— Vous perdez votre temps, commandant. Vous pourrez enquêter pendant dix ans, vous ne trouverez jamais ce psychopathe . Parce qu’il n’existe que dans la tête de Cloé. Et nulle part ailleurs. Alors, si vous voulez vraiment l’aider, essayez de la persuader d’aller consulter un spécialiste. Un bon, de préférence.
— D’après ce que vous venez de me dire, c’est mission impossible !
— On ne sait jamais… L’amour fait parfois des miracles !
Ils restent silencieux un moment, puis Gomez reprend la parole.
— Y a quand même un truc qui me chiffonne dans votre théorie… Toute cette histoire nuit gravement à Cloé : elle a vu le poste de directrice générale lui passer sous le nez, elle a perdu son mec, sa meilleure amie…
— C’est vrai. Cloé se fait du mal, vous avez raison. Elle pourrait même aller jusqu’à se détruire. S’autodétruire.
Gomez frissonne en pensant à la tentative de suicide que Cloé lui a racontée.
— Mais pourquoi ?
— Ça, seul un bon psy pourrait nous le dire ! D’ailleurs, Cloé ne le sait pas elle-même. Elle n’a pas conscience de tout ça.
— Je crois qu’elle se sent coupable d’un accident qui est arrivé à sa sœur, tente Alexandre.
— Oui, Caro m’en a parlé. C’est une possibilité, en effet. Elle s’inflige peut-être une punition parce qu’elle culpabilise. Elle s’est inventé un bourreau et un châtiment.
— Mais pourquoi maintenant ? Presque trente ans après ! Ça n’a pas de sens.
— Au contraire, c’est même très sensé. Tout ça arrive au moment où elle allait réussir. Un petit ami charmant, le poste de directrice… Elle avait tout. Alors que sa sœur n’a plus rien. Tu commences à comprendre, Alexandre ?
Gomez hoche la tête, à peine surpris par ce tutoiement inattendu.
— Bon, faut que je te laisse, annonce Quentin en consultant sa montre. Je ne peux pas m’absenter plus longtemps. Mais si tu as besoin d’autres infos, n’hésite pas.
Ils se lèvent, se serrent la main.
— Si je peux aider Cloé, je le ferai.
— Merci… Tu peux me laisser tes coordonnées ?
— Ouais, bien sûr. Tu peux m’appeler ici ou sur mon portable.
Quentin lui donne les deux numéros, Gomez les note avec application sur son calepin.
— Et ton nom ?
— Barthélemy. Comme la Saint-Barthélemy ! À bientôt, Alexandre. Et tiens-moi au courant.
— Je n’y manquerai pas.
L’infirmier retourne à l’intérieur de l’hôpital, Gomez le suit des yeux avant de marcher lentement jusqu’à sa voiture.
Il est venu ici traquer un suspect. Repart avec des incertitudes plein la tête.
Ils sont face à face, dans la cuisine.
Pensif, Alexandre n’a quasiment pas ouvert la bouche depuis qu’ils sont rentrés.
— C’est pas terrible, mais j’ai pas eu le temps de faire les courses, s’excuse Cloé.
— Pas grave. J’ai pas très faim de toute façon.
— Tu es contrarié ?
— Non. Juste un peu crevé.
Cloé attaque le contenu de son assiette du bout de la fourchette. Elle non plus n’a pas faim.
Jamais sommeil, jamais faim… Une pile électrique survoltée.
— Et toi ? Ta journée ? demande le flic.
Cloé hausse les épaules.
— Il est temps que j’aille voir ailleurs, ça devient insupportable ! Tout le monde ricane dans mon dos, tout le monde se fout de ma gueule…
Alexandre fronce les sourcils.
— Comment ça ? Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?
— Oh, rien ! sourit nerveusement Cloé. Ils ne le font pas en face, tu penses bien ! Mais dès que j’ai le dos tourné, ça y va de bon cœur !
— Si c’est dans ton dos , comment le sais-tu ?
— Je le sais, un point c’est tout, élude sèchement la jeune femme. Ils sont tellement contents que je me sois fait humilier, ils jubilent !
— Et pourquoi n’y aurait-il pas parmi eux des gens déçus par la désignation de Martins ? Certains te préféraient sans doute à lui.
— Tu parles ! Je sais ce que je dis. Ils veulent tous ma peau.
— Tu te fais des idées.
Cloé le fusille du regard, laisse tomber sa fourchette.
— Non, je ne me fais pas des idées , s’emporte-t-elle. Ils sont tous ligués contre moi !
Les mots de Quentin éclairent la scène d’une lumière différente. Et brutale.
— Ils n’ont pas supporté que je grimpe aussi vite les échelons, que je sois meilleure qu’eux ! Alors, ils ont décidé de m’abattre. Peut-être même qu’ils sont de mèche avec Martins !
Les mots se bousculent, comme si Cloé frisait l’hystérie.
Ses yeux brillent, comme si elle avait de la fièvre.
— C’est qui, eux ? embraye Alexandre. C’est qui, ils ? Vas-y, file-moi des noms.
— Mais j’en sais rien, moi ! Des… des gens de l’Agence, dirigés par Martins. Ils ont très bien pu embaucher Bertrand pour me terroriser, pour me faire commettre un faux pas.
Gomez ferme les yeux, passe une main dans ses cheveux.
— Écoute, Cloé, je crois que tu délires. Tu vois le mal partout, tu suspectes tout le monde…
Elle le fixe avec rage, il ne se laisse pas démonter.
— La théorie du complot et du mercenaire, ça ne tient pas debout, je t’assure. Tu as trop d’imagination ! Je ne vois vraiment pas une poignée de collègues de travail soudoyer un type pour te séduire puis te terroriser. Un type qui gagne bien sa vie, en plus.
— Et moi, je crois que c’est toi qui manques d’imagination ! envoie Cloé.
Alexandre tente de garder son calme. Malgré son malaise de plus en plus prégnant.
— Tu oublies Laura, ajoute-t-il. Ce sont aussi Martins et tes collègues de travail qui l’ont poussée au suicide ?
Le visage de Cloé se pare d’un masque inquiétant.
— Il n’y a pas de point commun entre cette fille et moi.
— Tu en es sûre ? Moi pas. Alors, je continue à creuser.
— Si tu creuses au mauvais endroit, tu ne trouveras jamais.
— Tu sous-entends que je suis un tocard ?
Elle jette à la poubelle le contenu de son assiette et la balance violemment dans l’évier.
Évidemment, elle se brise.
— Putain ! Regarde ce que tu me fais faire !
— Doucement ! prie le commandant. On ne peut pas discuter sans que tu te mettes en rogne ? Je suis là pour t’aider, combien de fois faudra-t-il que je te le répète ? Mais si je te tape autant sur les nerfs, je peux très bien rentrer chez moi.
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