— Je déjeune avec le flic ou avec l’homme ?
— Les deux, chérie ! Tu ne peux pas avoir l’un sans l’autre. À prendre ou à laisser.
— Je prends.
— Ça te gêne qu’on parle de ton amie Carole ?
— Ce n’est plus mon amie.
— Tu vas finir par lui pardonner, non ? espère Gomez.
— Je ne pardonne jamais.
endant le trajet, le cerveau d’Alexandre tourne à plein régime. Il se repasse le film de sa brève rencontre avec celui qui est devenu son principal suspect, ressasse ce que Cloé lui en a dit.
Ce fumier a séduit la meilleure amie de Cloé pour se frayer un chemin jusqu’à elle. Pour tout savoir sur elle. Chaque pièce du puzzle se met lentement en place.
Alexandre arrive enfin à Villejuif, stationne la Peugeot sur le parking de l’établissement spécialisé.
Un hôpital psychiatrique, endroit qui fait peur.
Ici se trouve une des Unités pour malades difficiles disséminées sur le territoire français.
Un lieu pour isoler celles et ceux que leur pathologie rend dangereux pour autrui ou pour eux-mêmes. Souvent pour eux-mêmes, d’ailleurs.
Ceux qui ont commis un crime pour lequel ils n’ont pas été reconnus responsables et que le préfet a décidé d’interner d’office.
Ceux qui n’ont plus leur place en prison et qu’on transfère ici.
Ou ceux dont on craint qu’ils ne deviennent un jour des agresseurs.
Derrière ces murs végètent aussi ceux qui s’automutilent, se détruisent. Ceux qui veulent mourir mais ont la malchance de se rater.
Avant de quitter sa voiture, Alexandre réfléchit. Comment obtenir les coordonnées de Quentin alors qu’il ne mène aucune enquête officielle ? S’il se présente sous sa véritable identité, il risque de compromettre la suite de ses investigations.
Même s’il sent qu’il va droit dans le mur, il décide de tenter sa chance.
Deux minutes plus tard, il se présente à l’accueil de l’UMD, armé de son plus beau sourire.
— Bonjour, mademoiselle. Je cherche quelqu’un qui travaille ici. Il est infirmier et fait les nuits… Il s’appelle Quentin.
— Quentin ? Oui, bien sûr. Je vous l’appelle tout de suite.
La jeune femme décroche son téléphone, Gomez reste sans réaction. Il avait à peu près tout prévu. Sauf l’évidence.
— Quentin ? C’est Rachel… Quelqu’un pour toi à l’accueil, dit l’hôtesse.
Elle adresse à Alexandre un sourire désarmant.
— Il arrive tout de suite, monsieur.
Le commandant songe à s’enfuir, mais il sait que ce sera inutile. La secrétaire a eu le temps de le dévisager, elle fera son portrait détaillé à l’infirmier. Autant l’affronter.
— Merci beaucoup, répond-il simplement. Dites-lui que je l’attends dehors.
Alexandre passe à nouveau les portes coulissantes et allume une cigarette. Il échafaude une ébauche de plan en deux minutes. Juste le temps pour Quentin de le rejoindre.
— Tiens… commandant ! Quelle surprise…
Les deux hommes se serrent la main.
— Désolé de vous déranger en plein boulot, mais je voulais vous parler.
— C’est calme, répond Quentin. Je peux vous consacrer quelques minutes.
— Parfait… On marche un peu ?
Ils s’engagent dans une allée bordée d’une pelouse rachitique. Un hurlement atroce traverse les murs d’enceinte, Gomez adresse un regard interrogateur à l’infirmier.
— On s’y fait. Question d’habitude… Que puis-je faire pour vous ? Il n’est pas arrivé quelque chose à Cloé au moins ?
— Non. J’essaie d’interroger un par un ses amis, ses proches… Pour trouver le détail qui me mettra sur la bonne piste. Alors, comme je passais dans le coin, j’ai tenté ma chance.
— Je ne fais pas partie de ses amis ! souligne Quentin. Vous m’offrez une cigarette ? J’ai pas pris les miennes.
Gomez lui tend son paquet de Marlboro et son Zippo.
— Vous fréquentez sa meilleure amie. Alors vous faites partie de son entourage.
— Si on veut. Je ne connais pas Carole depuis très longtemps. Et je n’ai vu Cloé que deux fois. Non, trois fois, en fait… La dernière fois, vous étiez là !
— Vous savez, j’enquête sur ce type qui la harcèle et…
— Quel type ? coupe Quentin avec un sourire cynique. Vous croyez vraiment qu’il existe ?
Il secoue la tête, d’un air vaguement désolé et franchement condescendant.
— Ne me dites pas que vous êtes tombé dans le panneau, Alexandre !
Gomez ne répond pas, laissant l’infirmier abattre ses cartes.
— Vous l’avez vu ? Ce mystérieux agresseur , vous l’avez vu ?
— Non, avoue Gomez. Jamais.
— Seule Cloé l’a vu ! Sincèrement, je la plains.
— Éclairez-moi, ordonne le commandant. Vous semblez si sûr de vous…
— Cloé souffre d’un épisode de paranoïa aiguë. D’après ce que Carole m’a dit, ce n’est pas la première fois.
— Vraiment ? s’étonne le flic.
— Disons que Cloé est quelqu’un qui a toujours eu des tendances paranoïaques. Vous savez, l’impression que tout le monde complote dans son dos, que les gens sont jaloux et envieux de sa réussite, qu’ils veulent donc se venger et lui faire du mal…
Quentin accompagne son discours de grands gestes un peu théâtraux.
— Mais là, elle est visiblement entrée dans une phase de délire, ce qui est bien plus grave. Ça arrive parfois. En général, les sujets ayant une tendance paranoïaque risquent le délire vers la quarantaine.
— C’est quoi, un délire paranoïaque ? questionne le commandant.
— Pour faire simple, c’est lorsque le patient met en place un système, très logique, mais basé sur une réalité déformée.
— En clair ?
— Cloé a carrément inventé un agresseur imaginaire.
— Vous voulez dire qu’elle ment ? À tout le monde ?
Ils s’arrêtent de marcher, Quentin fixe son interlocuteur droit dans les yeux.
— Non, Cloé ne ment pas : elle est persuadée que cet homme existe vraiment. Je pense même qu’au stade où elle en est, elle le voit. Comme vous me voyez en ce moment.
— Comment expliquez-vous les objets déplacés chez elle ?
— Il est possible que ce soit elle qui les déplace. Ou alors, elle se persuade qu’ils ont été bougés pendant qu’elle n’était pas là. Elle relie chaque événement, même anodin, même mineur, à ce mystérieux type. Un oiseau mort sur le pas de sa porte ? C’est forcément lui qui l’a placé là. Un dessin sur sa voiture ? C’est lui qui l’a tracé. Une bagnole qui la colle un peu trop près ? Encore lui… Vous me suivez ?
— Mais… Et l’agression ?
Quentin s’assoit sur un muret, écrase sa cigarette. Gomez reste debout face à lui.
— Quelle agression ?
— Cloé a été droguée et s’est réveillée à poil en plein milieu de la forêt.
L’infirmier a encore un de ses sourires navrés.
— Je parie qu’il n’y avait aucun témoin !
— Non, mais…
— Était-elle blessée ? Portait-elle des traces de sévices ou… autre ?
— Non, reconnaît Alexandre.
— Ce n’est pas à un flic que je vais apprendre qu’une agression laisse des traces, non ? Elle dit avoir été violée… A-t-elle vu un toubib, un légiste ?
Gomez hoche la tête.
— Et alors ?
— Alors rien, concède le flic.
— Vous voyez ! Elle a imaginé tout ça, assure l’infirmier. Ça fait partie de son scénario.
— C’est un peu fort, quand même !
Quentin considère la forteresse dans le dos du commandant.
— Avec les cas que je côtoie chaque jour derrière ces murs, je peux vous dire qu’il n’y a là rien d’étonnant. J’ai vu des choses beaucoup plus ahurissantes ! Mais le problème, avec la paranoïa, c’est que le patient refuse d’admettre qu’il est malade. Ce serait l’effondrement de ses certitudes, la fin du monde qu’il s’est créé… Ce sont les malades les plus difficiles à traiter. Nous en avons quelques-uns ici. Je sais de quoi je parle, croyez-moi.
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