Lorsqu’elle parvient à rouvrir les yeux, Cloé découvre avec soulagement qu’elle est dans son salon. Elle était sur le tapis, près de la table basse. La tête sur un oreiller.
Son oreiller.
La nausée empire, son estomac se retourne. Elle se précipite dans les toilettes, retombe à genoux. Plus bas, elle ne pourrait pas. Ivre morte, en train de vomir son désespoir.
Comment en est-elle arrivée là ?
Elle se remémore la déchéance. Le commissariat, Bertrand, la bouteille de gin, le visage de Lisa profané… Son cœur qui s’affole, les pilules… Cet étrange plaisir… Ce sentiment de plénitude… Et puis plus rien.
À nouveau sur ses pieds, Cloé titube jusqu’à la cuisine et se prépare du café. La pendule lui indique qu’il est 3 heures du matin. Combien de temps est-elle restée inconsciente ? Au moins six heures.
Elle ingurgite une grande tasse d’arabica, ses idées s’éclaircissent peu à peu. Elle remplit une seconde tasse, s’exile dans le salon. Là, elle s’empare du cadre qui protège la photo de Lisa. Au travers du verre brisé, elle aperçoit le sourire enfantin de sa petite sœur. Son visage radieux. L’ignoble tête de mort s’est envolée.
— Merde, murmure-t-elle. Je l’ai vue, pourtant…
Elle repose le cadre sur l’enfilade, ne le quitte pas des yeux, guettant la transformation qui ne vient pas.
Elle tourne la tête, considère le trou dans le mur. Là où la balle du P38 est venue se loger. Puis ses yeux se posent sur l’oreiller qui a accueilli sa nuque des heures durant. Elle tente de se concentrer pour revivre avec précision les moments qui ont précédé l’évanouissement.
— J’étais dans la chambre, sur le lit. Je me suis levée, je suis tombée. J’ai marché à quatre pattes jusqu’à la cuisine…
À quatre pattes, oui. Ça, elle en est sûre.
— Je n’ai pas pu emporter un oreiller en marchant à quatre pattes.
Cloé se rue dans l’entrée, constate que la porte n’est pas fermée à clef. Elle tourne le verrou, s’écroule dos au mur.
Il était là. Encore.
Il sera toujours là.
Je joue avec toi, comme le félin avec sa proie. Tu sais, juste avant de la dévorer…
D’accord, mon ange, je l’avoue : j’ai truqué les règles de ce jeu. Afin que tu n’abandonnes pas trop vite la partie que nous avons engagée.
Je te donne de quoi résister, de quoi trouver la force de te battre, encore et encore.
Je t’entraîne au fond des abysses, je te hisse vers les sommets.
Je te réveille et je t’endors.
Histoire de te désorienter, de te perdre.
Histoire de faire durer ton calvaire et mon plaisir.
Toi, cette pathétique marionnette qui obéit au moindre de mes ordres !
Je suis autour de toi, près de toi.
Je suis au cœur de tes pensées et derrière chacun de tes actes.
Je suis dans chaque décision que tu crois prendre.
Je suis dans ta tête et jusque dans tes veines, mon ange…
Règle numéro un : ne plus jamais boire, toujours garder le contrôle .
Règle numéro deux : ne plus jamais oublier de verrouiller la porte quand je rentre .
Règle numéro trois : ne plus jamais quitter le pistolet. Le garder sur moi, de jour comme de nuit .
Règle numéro quatre : tirer à vue. Tirer pour tuer .
Cloé répète plusieurs fois ce long cantique. Règles d’or de la proie qu’elle est devenue. À respecter à la lettre, si elle ne veut pas finir sur l’étal d’un médecin légiste.
Lui ou moi. Le choix est rapide.
Sauf qu’elle continue à douter que le mystérieux prédateur souhaite sa mort.
Il a eu tant d’occasions de m’éliminer… Ça devrait être fait depuis longtemps.
C’est autre chose qu’il veut. Mais quoi ? Que cherche-t-il ?
À moins qu’il prenne simplement son temps…
Cloé frissonne ; elle avale une tasse de thé vert, ayant pour le moment abandonné le café. Sa tachycardie ne lui accorde quasiment plus aucun répit. Sans doute son cœur est-il trop fragile pour supporter tant de pression. Déjà fatigué.
Elle consulte sa montre, constate qu’il est l’heure de se rendre au bureau.
Une nouvelle journée commence, qui sera peut-être la dernière.
Alexandre pose sa main à plat sur la cloison vitrée. De l’autre côté, Laval continue à lutter pour sa survie.
Sa dernière journée, peut-être. Ce cœur, qui peut s’arrêter d’un instant à l’autre.
Le commandant le contemple de longues minutes, oubliant presque de respirer.
Il n’a guère dormi, cette nuit encore. Pourtant, il était dans son lit, ou plutôt dans celui de Sophie, désertant la banquette en plastique du couloir.
Une infirmière, une nouvelle, lui demande de quitter le service, Gomez obéit. Il pousse la porte, s’engage dans le long corridor silencieux. Semelles de plomb, migraine d’enfer.
Dès qu’il met un pied dehors, il allume une clope, grimpe dans sa voiture et place le gyro sur le toit. Il a de la route à faire pour rejoindre Sarcelles, n’a pas envie de perdre du temps dans les embouteillages du matin.
Ces interminables minutes d’inaction où son esprit flirte dangereusement avec des abîmes aussi sombres que profonds.
Il préfère songer à cette inconnue qui lui rappelle Sophie.
Il préfère se persuader qu’elle a besoin de lui. Qu’il peut encore être utile à quelqu’un.
— J’ai bu un café avec Cloé cet après-midi.
— Et comment va-t-elle, cette chère Cloé ? s’enquiert Quentin.
Du bout des doigts, Carole dessine des figures imaginaires sur le torse imberbe de son amant. Des cœurs, comme si elle avait à nouveau 14 ans.
Ils se sont retrouvés chez elle, vers 17 heures, pour un bref mais voluptueux amour clandestin.
— Elle va mal, révèle Carole. De plus en plus mal… Franchement, elle me fait peur.
— À ce point-là ?
— Elle est toujours persuadée qu’un type la suit partout, qu’il rentre chez elle quand elle est absente ou même quand elle dort…
— C’est peut-être vrai ! souligne Quentin. Pourquoi ne la crois-tu pas ?
— Il faudrait que je t’explique en détail, mais son histoire ne tient pas debout, je t’assure ! Tu imagines un mec qui entre chez elle, sans effraction, et remplit son frigo ?
Quentin se met à rire, Carole a la décence de ne pas l’imiter.
— Évidemment, vu sous cet angle, c’est du délire ! Mais pourquoi mentirait-elle ?
— Je ne crois pas qu’elle mente. Je pense malheureusement qu’elle est persuadée que c’est la vérité.
— Merde… Parano aiguë ?
— Ça m’en a tout l’air.
— Attends, on ne devient pas parano du jour au lendemain !
— Elle l’a toujours été un peu, affirme Carole. Toujours à voir des complots partout, à se méfier de tout le monde…
— Se méfier des gens, ce n’est pas être paranoïaque, rappelle l’infirmier.
— Je sais ce qu’est un parano, se défend Carole. Et je te dis qu’elle l’est. Ça m’inquiète, en tout cas. Elle est complètement à la dérive… Et en plus, pour couronner le tout, Bertrand l’a larguée.
— Aïe…
Quentin embrasse Carole sur l’épaule, puis se lève.
— Tu pars déjà ?
Il répond à son regard contrit par un sourire qui a quelque chose de désinvolte.
— Je serais volontiers resté plus longtemps, mais je prends mon service dans une heure.
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