Quelques banalités plus tard, Gomez entre dans le vif du sujet.
— Y a un moment, tu m’avais raconté une histoire, au sujet d’une nana qui était venue déposer je ne sais combien de plaintes…
— Précise ?
— Une fille qui débarquait tous les deux ou trois jours pour dire qu’un type la harcelait. Qu’il entrait chez elle quand elle dormait, déplaçait les objets dans son appartement…
— Ah oui, je me souviens ! Mais c’est vieux, dis donc ! C’était au moins… y a un an, non ?
— À peu près, confirme Gomez. Elle est devenue quoi, ta cliente ?
— Aucune idée, mon vieux ! Elle nous a cassé les couilles pendant des semaines et puis on ne l’a plus revue.
— Tu pourrais me filer les mains courantes et les plaintes ? Je voudrais vérifier un truc. Un recoupement avec une autre affaire, peut-être.
— OK, je te prépare tout ça. Tu passes demain ?
— Je passe demain, confirme Alexandre. Merci, mon pote.
— De rien. Comment va Sophie ?
Gomez serre les dents. Il a l’impression de vomir son cœur lorsqu’il répond.
— Elle est morte.
Cloé garde les yeux rivés sur la porte de l’immeuble. À s’en user les rétines.
Elle a sonné chez Bertrand, il n’a pas répondu. Alors, elle attend qu’il rentre.
Attendra toute la nuit, s’il le faut.
Elle repense à ce flic qui continue de la prendre pour une cinglée et s’est ouvertement payé sa tête. Elle ne peut décidément compter que sur elle.
Une silhouette approche sur le trottoir. Malgré la pénombre, Cloé reconnaît aussitôt Bertrand. Son cœur fait un looping dans sa poitrine.
Dès qu’il a dépassé la Mercedes, Cloé en descend. Elle se met à courir, le rattrape avant qu’il ne disparaisse dans l’immeuble.
— Bertrand !
Il se retourne, une main sur la poignée. Elle reste à une distance raisonnable. Ne pas se jeter sur lui, ne pas l’implorer, ne pas pleurer. Ne pas lui faire peur.
— Bonsoir. Tu as eu mon message ?
— Oui.
Il ne va pas lui faciliter la tâche, c’est évident.
— Je peux te parler ?
Il ne répond pas immédiatement, la toise froidement.
— Je ne fais que passer, dit-il finalement. Je dois repartir, désolé.
— Accorde-moi quelques minutes, s’il te plaît.
Elle n’a pas mis de trémolos dans sa voix, juste un peu de chaleur.
— OK, acquiesce-t-il. Viens.
Elle le suit, ils traversent le grand hall, montent au troisième étage. Elle a l’impression de talonner un étranger. Un étranger qu’elle a envie d’enlacer, d’embrasser, de toucher.
Il ouvre la porte de son duplex, s’efface pour la laisser entrer.
— Tu veux un verre ?… Whisky ?
— Non. Quelque chose de moins fort, plutôt.
Il va chercher une bouteille de vin dans la cuisine.
— Assieds-toi, propose-t-il.
Cloé se pose sur le sofa. Juste au bord, comme si elle ne voulait pas déranger. Ça se passe mieux que prévu.
Bertrand débouche le saint-émilion, remplit deux verres sur la table basse.
— Je t’écoute.
— Je voudrais comprendre ce qui se passe, dit-elle simplement.
Il se cale dans le fauteuil en face d’elle, porte le verre à ses lèvres.
— C’est simple… J’ai décidé de te quitter.
— Comme ça ?
Il hausse les épaules d’une manière désinvolte qui blesse Cloé.
— Non, avoue-t-il. Pour être honnête, j’y pensais déjà depuis un moment.
Elle baisse les yeux.
— C’est à cause de cette histoire, n’est-ce pas ? Ce que je t’ai raconté au sujet du type qui me suit partout…
— C’est vrai que je commençais à trouver ta parano vraiment chiante.
— Je ne suis pas parano. D’ailleurs je vais te le prouver.
Elle extirpe de son sac l’étui à carte bancaire.
— Tu vois ce ticket ? dit-elle. C’est celui des courses au Casino… Tu te souviens ?
Bertrand hoche la tête.
— Eh bien, j’ai consulté mon compte par Internet aujourd’hui et je me suis aperçue que cet achat n’avait toujours pas été débité. Ce qui est logique, vu que le numéro indiqué sur le ticket n’est pas celui de ma carte ! ajoute-t-elle de manière un peu triomphale.
À contrecœur, Bertrand consent à jeter un œil sur le fameux reçu.
— Regarde les chiffres après les étoiles, insiste Cloé.
— 9249, lit Bertrand en plissant les yeux.
— Alors que mon numéro de carte se termine par 8221 !
— Et alors ?
— Comment ça, et alors ? Ça veut dire que ce n’est pas moi qui suis allée faire les courses ce jour-là. Ce n’est pas moi qui ai rempli le frigo. C’est bien quelqu’un qui a glissé ce reçu dans mon étui pour faire croire que je devenais dingue !
— Ça n’explique pas comment la bouffe est arrivée jusque dans ta cuisine, souligne Bertrand en abandonnant le petit morceau de papier sur la table basse. Tout cela est bien trop tiré par les cheveux. Peut-être que tu as pris le ticket de quelqu’un d’autre qui traînait sur le tapis de la caisse. Ça arrive, parfois…
Elle est sidérée. Il ne la croit toujours pas alors qu’elle vient de lui fournir une preuve. Une preuve que le lieutenant de Créteil n’a pas jugée recevable, lui non plus.
Cloé a l’impression d’évoluer dans un palais des glaces, un labyrinthe vitré. Alors qu’elle pense avoir trouvé l’issue, elle se heurte sans cesse à d’invisibles obstacles.
Invisibles, comme l’Ombre.
— Que faudra-t-il pour te convaincre ? murmure-t-elle.
Bertrand hausse les épaules, une nouvelle fois.
— Très bien, ce n’est pas grave, prétend-elle. Je suis prête à ne plus te parler de cette histoire, à me débrouiller toute seule.
— Ça ne change rien. C’est fini, Cloé. Fini . Tu comprends ce que ça veut dire ?
Sa main se crispe sur le verre. Elle lutte pour ne pas pleurer. Pour ne pas se jeter à ses pieds et le supplier. Ou lui crever les yeux.
Les pulsions se mélangent.
— Je croyais qu’on s’aimait, dit-elle.
Bertrand esquisse un sourire à peine visible. Mais Cloé le reçoit cinq sur cinq.
— En tout cas, moi je ne t’ai jamais aimée.
Le couteau vient se planter à nouveau dans ses entrailles. Maintenant, Bertrand va le tourner dans la plaie, elle le sait.
— J’ai passé de bons moments avec toi, c’est vrai. Je ne regrette rien, bien au contraire. Mais tout a une fin. Et nous deux, c’est terminé. J’ai tourné la page.
— Je peux pas le croire ! dit Cloé un peu fort.
— Il va bien falloir, pourtant.
Ses lèvres se mettent à trembler, elle sent le flot monter jusqu’à ses yeux.
Lutte acharnée pour ne pas pleurer.
— Mais moi je t’aime !
Il soupire, finit son verre.
— Je ne voulais pas te faire souffrir, prétend-il en retour. Je ne crois pas que tu m’aimes. Tu as mal parce que c’est moi qui ai décidé de la rupture. Et que tu n’as pas l’habitude qu’on te largue.
— C’est faux !
— Non, Cloé. Je te connais mieux que tu ne le penses…
Il se lève, signe que la discussion est terminée.
— J’ai tenté de me suicider quand tu es parti.
Dernière cartouche. N’importe quoi pour le faire flancher. Elle mourra de honte plus tard.
— Arrête tes conneries, Cloé. Tu as l’air parfaitement en vie…
Elle lui envoie un regard où se mêlent rage et désespoir.
— Tu regrettes que je m’en sois sortie ?
— Va-t’en, maintenant. Je ne veux pas en entendre plus.
— J’ai essayé de me tuer, répète-t-elle. Parce que tu m’as quittée.
Il pose ses mains sur ses épaules. À ce contact, elle est foudroyée.
— Eh bien tu as eu tort de faire ça, dit-il. Je n’en vaux vraiment pas la peine, je t’assure. Alors maintenant, tu rentres chez toi et tu m’oublies. D’accord ?
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