J’ai passé une chaîne autour de ton cou, je t’emmène où je veux.
Plus tu résistes, plus je t’étrangle.
Tu ne décides plus de rien. Le seul maître des événements, c’est moi.
Quand le comprendras-tu enfin ?
Même ta mort m’appartient.
Je suis ton destin, mon ange.
Mercredi matin, il est 6 h 30.
Je m’appelle Cloé ; Cloé Beauchamp.
Je suis en vie. Et je suis seule. Affreusement seule.
J’ai 37 ans. Et cette nuit, j’ai voulu mourir.
Cloé avale un café. Un de plus. Il faudrait pourtant éviter la caféine, son cœur refusant de se calmer. Elle ingurgite ses pilules, puis attrape son portable, découvrant plusieurs appels en absence. Un instant, l’espoir renaît.
Il ne meurt jamais vraiment. Stupide allié de l’instinct de survie.
Mais Bertrand n’a pas appelé.
Pardieu, oui. Trois fois.
Carole, deux fois. Sa mère, une fois.
Elle écoute les messages : le Vieux est furieux, il fallait s’y attendre.
Cloé puise au fond d’elle-même l’énergie de téléphoner à sa mère qui a l’habitude de se lever très tôt. Sa voix est tellement cassée que Mathilde ne la reconnaît pas.
Non, maman, c’est rien… Juste très fatiguée. Si papa va bien, c’est le principal… Et Lisa ?
Elle raccroche, sa main hésite. Mais l’envie est trop forte. Impérieuse. Elle compose le numéro de Bertrand qu’une overdose de somnifères n’a pas effacé de sa mémoire. Répondeur, bien sûr. Il doit tranquillement dormir. Auprès d’une femme ?
Étrangement, c’est la première fois que Cloé envisage qu’il ait pu la plaquer pour une rivale.
Et s’ils étaient en train de faire l’amour ? Elle imagine ses mains sur la peau d’une autre. Ses tripes se retournent à nouveau, un liquide chaud monte jusqu’au bord de ses lèvres.
Elle cherche ses mots, aurait dû répéter son texte avant la générale.
— C’est moi. On pourrait peut-être parler, non ? Je ne comprends pas pourquoi tu es parti comme ça hier soir. Je… Je suis mal, tu sais. Très mal… Dis-moi qu’on peut se voir, s’il te plaît. J’ai besoin que tu m’expliques. Besoin qu’on parle, tous les deux. Rappelle-moi… Je t’aime, tu sais.
Elle se juge lamentable, pathétique. Ce n’est sans doute pas ce qu’il souhaite entendre.
Mais Cloé ignore ce qu’il veut entendre, ce qu’il désire. Ce qu’il attend d’elle.
Alors, elle s’enferme — à clef — dans la salle de bains, passe un long moment sous la douche.
Se laver d’une tentative de suicide, ça prend du temps. Se laver d’avoir voulu la mort, plus que toute autre chose. D’avoir essayé d’abandonner Lisa. D’avoir trahi sa promesse.
Enfin, elle ferme le robinet. Ses gestes sont lents, aussi inefficaces qu’inélégants.
Le silence ne lui a jamais paru aussi insupportable.
Dans la chambre, elle s’habille, sans vraiment faire attention aux vêtements qu’elle choisit.
Retour dans la salle de bains pour l’éprouvante mais indispensable séance de maquillage. Plutôt un ravalement de façade, vu l’ampleur des dégâts. Fond de teint, blush, fard à paupières, mascara.
Le résultat est désolant. Rien ne peut cacher la profondeur de son désarroi.
Ce n’est pas moi.
Ça ne peut pas être moi ! Je n’ai pas pu souhaiter ma propre mort.
C’est lui qui a guidé mes gestes. Lui, lui, lui…
Qui ?
Un quart d’heure plus tard, Cloé monte dans sa Mercedes. La route défile, dans une sorte de flou qui n’a rien d’artistique.
Que fait-elle là ? Hier encore, elle tentait de disparaître. Aujourd’hui, elle se rend au bureau.
Pourtant, elle sent que quelque chose change. Elle sent qu’elle revient. Que Cloé Beauchamp renaît de ses cendres. D’abord, une petite lumière s’allume au fond d’elle. Puis la flamme grandit jusqu’à atteindre son cerveau. Kilomètre après kilomètre, ses mains reprennent de l’assurance, la voiture accélère.
Je me suis toujours battue. Bertrand m’a quittée, je vais arrêter de pleurer et le reconquérir. Il m’appartient, sera de nouveau à moi. Comme le poste de directrice générale. Lui aussi m’appartient.
Reste l’Ombre.
Qui aurait dû me laisser crever. Parce que c’est moi qui l’anéantirai.
Seulement une demi-heure de route. Pourtant, Cloé, la vraie Cloé, est à nouveau là.
Comme si elle avait puisé dans les abysses explorés une phénoménale dose de force.
Comme si elle venait de sniffer un rail de coke.
Je m’appelle Cloé. Cloé Beauchamp. Et je ne suis pas encore morte.
Pardieu arrive à la boîte à 8 heures précises. En passant devant le bureau de Cloé, il s’arrête. Elle est là, face à son ordinateur.
— Bonjour, monsieur.
Il s’avance, arborant une mine austère.
— Content de vous revoir ! ironise-t-il. On vous a attendue, hier. On a dû annuler vos rendez-vous en urgence ! Et pas un coup de fil, pas une explication… Vous vous croyez dans un club de vacances ?
— Bien sûr que non, monsieur. Et je vous demande de m’excuser.
Il refuse de s’asseoir, déplace le jeu sur son terrain.
— Venez dans mon bureau, ordonne-t-il.
Elle le suit, il s’installe dans son magnifique fauteuil, la laisse debout.
— Je vous écoute.
Cloé prend une profonde inspiration, soutient son regard.
— Je ne peux pas vous dire pourquoi j’étais absente.
Le visage de Pardieu devient plus sévère encore. Il est étonné qu’elle n’ait pas échafaudé une de ses extravagantes excuses.
— Pourtant, je vous conseille de m’expliquer. Et de vous montrer convaincante. Parce que je ne peux tolérer ce genre de comportement. Si tout le monde s’amuse à déserter quand bon lui semble… où va-t-on ?
— Très bien… Je ne suis pas venue parce qu’on a tenté de me tuer.
Il s’attendait à peu près à tout. Venant de Cloé, il s’était préparé aux plus abracadabrantes fantaisies. Là, il doit pourtant avouer qu’elle vient de frapper un grand coup. Au point qu’il reste muet, suspendu à ses lèvres.
Mais Cloé ne poursuit pas, le laissant avec cet encombrant paquet sur les bras.
— Qui a essayé de vous tuer ? demande-t-il enfin.
— Moi.
On dirait que Pardieu rapetisse dans son immense fauteuil. Chaque coup de gourdin l’y enfonce un peu plus.
— Mais enfin, Cloé… pourquoi ?
— Ça ne vous regarde pas. Ça ne regarde personne, d’ailleurs.
Pardieu détourne un instant son regard. Mal à l’aise, c’est évident.
— Cloé, vous êtes jeune, talentueuse et intelligente. Vous n’allez tout de même pas faire une telle connerie ?
— C’est réglé désormais. Je ne recommencerai pas. Et je vous demande de garder cette conversation pour vous.
Elle le fixe avec un regard incroyablement dur. Il est visiblement impressionné.
— Bien sûr, mais… Je vous avoue que je suis inquiet. Vous êtes sûre de ne pas vouloir parler ?
— Certaine.
Voix inflexible, visage de marbre.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, ajoute-t-elle. La page est tournée. Et je suis revenue d’entre les morts plus forte qu’avant, soyez-en sûr.
— C’est l’impression que vous donnez, confesse Pardieu un peu timidement.
— Ce n’est pas qu’une impression… J’ai du travail. Alors, si vous m’y autorisez, j’aimerais retourner dans mon bureau.
— Allez-y, murmure le Vieux.
Elle tourne les talons, le laissant pantois au milieu de son vaste bureau. Elle s’enferme dans sa tanière, relève les stores.
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