Tu peux m’observer à la jumelle si ça te fait bander. Je n’ai pas peur de toi.
Je n’ai plus peur de rien, de toute façon.
Il pourrait dessiner cet hôpital les yeux fermés. Tous les recoins hideux de l’établissement sont gravés en Technicolor dans ses méninges.
Il a erré des heures durant dans ces couloirs, tatouant à jamais sa détresse sur les murs gris. Il fait maintenant partie du décor. On passe devant lui sans le voir.
Après une courte apparition derrière la cloison vitrée, quelque supplique murmurée à Laval, Gomez se décide enfin à rentrer chez lui.
Il est surpris de voir que le jour est levé, dehors. Que la terre continue de tourner. Il aurait pourtant juré que tout s’était arrêté, net, pendant une nuit d’horreur.
Il a perdu la notion du temps.
Il a tout perdu.
Il allume une clope, monte dans sa caisse et cherche un instant son chemin.
La route défile en accéléré. Ses paupières ont envie de se fermer. Parce qu’il n’a pas dormi depuis trop longtemps, sauf quelques minutes de temps à autre, sur cette maudite banquette.
Ses paupières ont envie de se fermer. Définitivement.
Parce qu’il ne supporte plus de voir ce qu’il est devenu.
Un veuf. Assassin, de surcroît.
Non, juste un meurtrier. Il n’y avait pas préméditation, monsieur le procureur.
Enfin, il arrive en bas de chez lui. N’ayant pas le courage de chercher une place libre, il abandonne la voiture en double file, baisse le pare-soleil où s’inscrit POLICE en lettres blanches.
Il prend l’ascenseur, incapable de monter les deux étages. La clef dans la serrure, le silence absolu qui l’attend, le nargue. L’achève.
Il reste un moment immobile dans le salon. Comme au milieu d’un champ de ruines. Puis il se traîne jusqu’à la salle de bains, vire ses fringues et entre dans le bac à douche.
Pas dormi, pas mangé, pas douché.
Un mort vivant.
Et l’eau chaude ne suffira pas à le laver de ses fautes. De son crime.
Le Gamin est toujours en vie. Toujours dans le coma.
Il a 25 ans. N’a plus qu’une jambe et sans doute plus que quelques heures à vivre.
Condamné à mourir ou à survivre à l’état de légume.
Gomez file un coup de poing sur le carrelage. Un autre. De plus en plus fort.
Il finit par se taper la tête contre le mur.
L’eau se teinte de rouge. Ça tourbillonne à ses pieds, dans son cerveau.
Mais ça soulage. S’épuiser, se blesser, se punir, ça soulage.
Il aimerait taper sur Bashkim, lui défoncer le crâne, lui broyer les jambes. Mais Bashkim est loin. Alors, c’est le mur. Ce carrelage choisi par Sophie, qu’il tente en vain de démolir.
Il s’écroule dans le bac, hébété par la douleur, regardant son propre sang couler.
Puis il s’allonge dans le lit de la disparue. Se recroqueville, nu sur le matelas. Mort de fatigue, mort de froid, mort de honte.
Mort, tout court.
Il s’endort au bout de quelques minutes, bercé par son parfum qui imprègne encore la chambre.
La nuit tombe, Cloé sort de l’Agence.
On n’a pas vu Pardieu de la journée. Il s’est terré dans son bureau comme s’il craignait de croiser un monstre dans les couloirs.
Un monstre froid, qui a vaincu la mort.
La Mercedes quitte le parking souterrain. Cloé regarde machinalement dans le rétroviseur. Mais il y a tant de voitures… Dans laquelle se trouve-t-il ?
Le P38 est là, sur le siège passager. Attendant son heure de gloire.
Des kilomètres sur l’autoroute. Rouler au ralenti, freiner. Redémarrer. Puis, enfin, la bretelle de sortie se présente, le calvaire est bientôt terminé.
Cloé s’aperçoit alors qu’elle a pris la direction de Créteil. La direction du commissariat.
Oui, c’est ce qu’il faut faire. Y retourner, les convaincre.
Un dernier essai. Comme pour se prouver qu’elle n’a d’autre choix que de se balader avec un calibre dans son Lancaster.
Elle gare la Mercedes, dissimule le pistolet dans la boîte à gants.
S’ils ne l’écoutent pas, ils seront responsables. S’ils ne l’écoutent pas, ils feront d’elle une meurtrière.
Alexandre pousse la porte du commissariat, s’arrête net.
Elle est là. Cette inconnue, croisée sur les bords de Marne.
Elle avance droit sur lui, comme la première fois.
Il entre, elle sort. Ils se frôlent.
Sur son visage, il lit tant de détresse… Dans ses yeux, tant de colère.
Elle s’éloigne, il ne peut détacher son regard.
Gomez se dirige vers l’accueil, interroge l’agent de garde.
— Cette femme, celle qui vient de sortir, c’est qui ?
— Elle est venue porter plainte. C’est le lieutenant Duquesne qui l’a reçue, commandant.
— Merci.
Au lieu de monter à l’étage, Gomez trace tout droit vers les petits bureaux où sont recueillies les plaintes. Duquesne est occupé, Gomez lui adresse un signe. Le lieutenant s’excuse, rejoint Alexandre dans le couloir.
— Comment va Laval ?
— Il est vivant, il se bat, résume Alexandre.
Ça lui écorche la bouche d’avoir à dire ça.
— Tant mieux. Qu’est-ce que je peux faire pour vous, commandant ?
— La femme qui sort de ton bureau… Grande, longs cheveux châtains. Qu’est-ce qu’elle voulait ?
Le lieutenant lève les yeux au ciel.
— C’est une folle, putain…
— Explique, enjoint Gomez en fronçant les sourcils.
Le lieutenant devient brusquement livide.
— Vous la connaissez ? demande-t-il avec appréhension.
— T’occupe. Raconte.
— Ça fait deux fois qu’elle vient. Elle dit qu’un type la suit partout, rentre chez elle quand elle n’y est pas. Qu’il l’observe quand elle est au bureau… j’en passe et des meilleures. Sauf qu’il n’y a pas de lettres ni de coups de fil anonymes. Pas d’effraction. Rien. Elle n’a pas été agressée, pas menacée. Je crois qu’elle est paranoïaque.
Gomez l’écoute sans mot dire.
— L’autre jour, elle m’avait même apporté un oiseau mort congelé ! Vous imaginez ?! Un oiseau trouvé sur son paillasson… Elle prétend que son mystérieux poursuivant l’a déposé sur le pas de sa porte ! Elle dit qu’il remplit le frigo quand elle n’est pas là, qu’il lui coupe l’électricité… Une folle, je vous dis. Dommage, un canon pareil !
— Elle vit seule ?
Duquesne hoche la tête.
— Tu lui as demandé qui possède les clefs de son domicile ?
— Évidemment ! Y a la femme de ménage et son mec. Mais elle écarte leur éventuelle responsabilité dans tout ça.
— Tu as pris sa plainte ? interroge Gomez.
Le lieutenant le considère avec étonnement.
— Quelle plainte ? J’ai rien pour prendre une plainte ! Que dalle, commandant ! J’ai fait une main courante, comme la dernière fois.
— File-moi ses coordonnées, ordonne Alexandre.
— Pourquoi ?
Il suffit d’un simple regard du commandant pour couper court aux questions. Le lieutenant s’exécute avant de retourner à son plaignant. Gomez glisse le papier dans sa poche, monte s’enfermer dans son bureau. Par chance, il ne croise aucun membre de son équipe.
Il allume une clope, ouvre la fenêtre et cherche un numéro dans son répertoire. Un vieil ami, qui bosse au commissariat de Sarcelles. Commandant, lui aussi.
Il épargne à Alexandre la question rituelle : Comment va Laval ? Pourtant, il est forcément au courant. Mais a la décence de ne pas en parler.
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