— On est restés ensemble pendant sept ans, mariés pendant cinq ans. Il… Nous…
— Prenez votre temps, dit Gomez.
Elle inspire profondément.
— Au début, c’était merveilleux. Mais ça s’est dégradé. Il… il a dû affronter des problèmes au niveau du boulot et… il est devenu alcoolique.
Elle fait une pause, avale une nouvelle gorgée de cognac.
— J’ai du mal à en parler, avoue-t-elle.
— Je vais vous aider, propose Alexandre. Il s’est mis à picoler et a commencé à devenir brutal quand il avait trop bu. Des gestes incontrôlés, des paroles menaçantes… Jusqu’à la gifle. Vous avez pardonné, plusieurs fois… Peut-être même qu’il s’est excusé, qu’il vous a juré qu’il ne recommencerait jamais. Sauf qu’il a recommencé, plusieurs fois. De plus en plus violemment. Jusqu’à ce que vous finissiez à l’hôpital.
— Comment vous savez tout ça ? Vous avez retrouvé ma plainte ?
Il sourit à nouveau, content de son effet.
— Non. Mais je connais l’histoire par cœur. Un grand classique ! Combien de jours d’hosto ?
— Un mois. J’avais des fractures. Il a été condamné, a fait deux mois de prison.
— Vous l’avez revu ?… N’ayez pas honte de me le dire si c’est le cas. Est-ce que vous avez à nouveau couché avec lui après ça ?
— Non, jamais ! Mon avocat s’est occupé de tout pour le divorce. Je me suis arrangée pour ne plus voir son visage.
— Sinon, vous auriez replongé, c’est ça ? suppose Gomez.
Elle s’agite un peu sur le canapé, ses doigts malaxent un coussin.
— Je ne crois pas, non.
— Vous pensez que ça peut être lui, votre mystérieux agresseur ?
— Je l’ai cru, au début. Mais… Je n’en sais rien.
— Je vais me renseigner sur lui, voir où il crèche désormais… Dites-moi, Cloé, vous l’aimez toujours ?
Elle serre les mâchoires.
— Non.
— Vous mentez très mal. Et ce Bertrand, vous l’aimez ?
— Pourquoi ces questions ? Je ne vois pas le rapport avec…
— J’ai besoin de savoir certaines choses pour cerner la situation, vous cerner vous .
Il se tait un instant, s’amuse avec son paquet de Marlboro.
— Vous avez quelque chose à cacher, Cloé ?
Elle est de plus en plus mal à l’aise, essuie la paume de ses mains sur sa jupe. Puis elle plonge ses yeux dans les siens.
— J’ai tué ma sœur.
Gomez encaisse la nouvelle sans broncher.
— Elle avait 8 ans, j’en avais 11. Je devais la surveiller, je l’ai entraînée avec moi pour jouer à des jeux dangereux. Elle… Elle a fait une chute, s’est brisé la colonne et s’est ouvert le crâne. C’est un légume, maintenant.
Gomez réfléchit avant de poursuivre sur ce terrain glissant.
— Comment gérez-vous votre culpabilité ?
Cloé ne répond pas. À quoi bon ?
— Peut-être est-ce pour vous punir de ça que vous avez accepté de servir de punching-ball à votre ex-mari, non ?
— Vous êtes flic ou psychiatre ? Psychiatre du dimanche, précise Cloé d’un ton cinglant.
Il se contente de sourire. Quand elle est cynique, elle est plus charmante encore. Ça fait étinceler ses yeux ambrés.
— Ma femme est partie il y a quelques semaines, balance soudain Alexandre.
— Je suis désolée. Mais pourquoi me dites-vous cela ?
— Vous lui ressemblez. C’est pour ça que j’ai décidé de m’intéresser à votre affaire.
Cloé devient livide.
— Je me souviens de vous… Je vous ai croisé au commissariat, non ?
— Exact.
Il se lève, Cloé l’imite.
— Moi, j’ai tué un de mes lieutenants, il y a moins d’une semaine. Et je gère très mal ma culpabilité.
Un drôle de type, ce flic.
— À cause de mon inconscience, il est entre la vie et la mort. Ils lui ont coupé une jambe, il a pas mal de fractures et sans doute des lésions au cerveau… Il a 25 ans.
Cloé ne sait quoi lui dire. Elle le regarde se diriger vers la porte d’entrée sans réagir. Puis, soudain, elle s’élance à sa poursuite.
— Commissaire ! Ne me laissez pas seule. J’ai peur.
Gomez se retourne, lui sourit.
— Je suis seulement commandant. Fermez votre porte et calez le dossier d’une chaise sous la poignée. Ou allez à l’hôtel si vous préférez… Je suis un simple flic, rappelez-vous. Ni psy, ni garde du corps.
Il lui tend néanmoins une carte de visite.
— À la moindre alerte, n’hésitez pas. Mon portable est toujours allumé.
Elle prend la carte, la détaille longuement. Elle est étonnée d’y lire ses coordonnées complètes. Adresse, fixe et mobile.
— Merci, commandant Gomez.
— Je m’appelle Alexandre.
— Et… votre femme, vous êtes resté longtemps avec elle ?
— Dix-huit ans… Bonne nuit, Cloé.
Elle le regarde descendre les marches du perron puis tourne le verrou. Elle reste un moment adossée à la porte, un sourire triste s’éternisant sur ses lèvres.
Enfin, elle n’est plus seule.
Un nouveau joueur entre sur le terrain, s’immisce dans la partie.
Alors, tu crois être sauvée. Tu penses avoir trouvé un allié assez puissant pour me combattre…
Une fois de plus, tu te trompes, mon ange.
Rien ni personne ne se mettra entre nous.
Ça, je peux te le jurer.
Cette partie se joue à deux. Seulement toi et moi.
Que le meilleur gagne.
Et le meilleur c’est moi.
Installé dans le salon, avec pour seule compagnie un café et une cigarette, Gomez étudie une nouvelle fois les plaintes que son vieil ami lui a remises en début de journée.
Laura Paoli, la mystérieuse plaignante, en a déposé quatre, ainsi que trois mains courantes. De quoi passer en effet pour une emmerdeuse ou une timbrée de première catégorie.
Les faits remontent maintenant à environ quatorze mois, date à laquelle Laura s’est rendue pour la première fois dans ce commissariat des Yvelines.
Les faits… Un homme qui la suit dans la rue, en voiture ou à pied. Un homme qu’elle est incapable de décrire avec précision. Qui s’arrange pour être aperçu. Seulement aperçu.
Vêtu de noir, plutôt grand.
Plutôt maigres, les indices.
Des objets qui se déplacent à l’intérieur de son appartement lorsqu’elle s’en absente, voire pendant qu’elle dort. D’autres qui disparaissent pour réapparaître miraculeusement quelques jours plus tard. L’électricité coupée, puis le téléphone.
Aucun doute, cette Laura Paoli a vécu ce que Cloé Beauchamp est en train de vivre.
Un remake du même calvaire.
Le tout étant de savoir comment l’histoire se termine. Ça, le dossier ne le dit pas. Car aucune enquête sérieuse n’a été diligentée. Toutes les plaintes ont été classées, archivées.
Mais Gomez n’est pas un adepte des happy ends. Penchant naturel pour le pessimisme.
Il referme la pochette et se cale au fond du fauteuil. Son café refroidit, sa clope se consume.
Il connaît déjà son programme du lendemain. Retrouver cette Laura Paoli, si elle ne s’est pas enfuie aux confins d’une contrée sauvage, et l’interroger. Chercher quel est le point commun entre elle, célibataire d’une trentaine d’années, qui vit seule avec ses chats, et Cloé Beauchamp.
D’âge sensiblement différent, les deux victimes n’exercent pas la même profession et n’ont pas le même statut social, puisque Laura bossait à l’époque des faits dans un supermarché. Caissière contre future directrice générale d’une grande agence de pub…
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