Alexandre aimerait avoir une photo de cette fameuse Laura, histoire de savoir si elle était aussi jolie que Cloé.
Cloé… Dont il ne parvient pas à chasser le visage de son esprit. Qui vient se superposer, tel un calque, sur celui de sa chère défunte.
Les larmes arrivent sans qu’il tente de les retenir.
Une urne pleine de cendres. Voilà ce qu’il reste de toi. Ce qu’il reste de nous.
Ces cendres, que j’ai l’impression d’avoir dans la bouche, dans la gorge. Qui recouvrent le monde entier d’une immonde pellicule grise. Qui me font perdre le goût des choses, le goût de vivre. Mais le pire, peut-être, c’est la douleur. Qui se patine jour après jour.
Parce que je m’habitue à ton absence. Parce que j’ai peur d’oublier qui tu étais. Et qui je suis vraiment.
Sans toi, je ne suis rien, vraiment.
Cloé raccroche, attend un instant, puis compose à nouveau le numéro. Elle sait qu’il ne décrochera pas, son portable étant visiblement éteint. Peu importe ; elle ne se lasse pas d’entendre sa voix répéter le message enregistré sur le répondeur.
C’est tout ce qu’elle peut avoir de lui, désormais. Ces quelques mots qui ne lui sont pas destinés et qu’elle écoute en boucle. La chaleur et la gravité de ce timbre qui lui manque.
Voilà tout ce qui lui reste de Bertrand.
Trois fois qu’elle appelle, cette nuit. En numéro caché, bien sûr. Mais alors qu’elle attend, le cœur battant, ce fameux Bonjour, vous êtes bien sur le portable de Bertrand, elle est surprise d’entendre la sonnerie puis Bertrand qui décroche aussitôt.
Sa vraie voix, comme un électrochoc.
— Allô ?
Son cœur escalade et dévale des pentes abruptes, un frisson agite la surface de sa peau.
— Allô ? répète Bertrand.
— C’est moi.
— Cloé ?
Elle croit l’entendre soupirer, mais il ne raccroche pas. C’est déjà ça.
— J’avais besoin de te parler, ajoute-t-elle.
— T’as vu l’heure ?
Cloé se raidit sur le sofa.
— Je voudrais récupérer mes clefs, dit-elle sèchement. Et le ticket de carte bancaire que j’ai laissé chez toi la dernière fois.
— Et tu m’appelles à minuit pour ça ?!
— J’ai des journées très occupées.
Il ricane, elle sent ses muscles se contracter plus encore.
— Tu pourrais me les rapporter ? poursuit-elle en mettant un peu de sucre dans son intonation. Je peux venir chez toi, si tu préfères…
— Ni l’un ni l’autre. Je déposerai tout dans la boîte aux lettres. Demain, sans faute.
Bêtement, elle n’avait pas songé à cette option.
— C’est si dur que ça de me revoir ?
— Non. Mais je crois que ça vaut mieux.
— Moi, j’aimerais bien te revoir. Ça… ça me ferait vraiment plaisir.
Elle regrette instantanément de se laisser aller de la sorte. De descendre aussi bas, une nouvelle fois.
— OK, répond Bertrand. Je passerai chez toi. Dis-moi à quelle heure.
Elle manque de hurler de joie, un sourire illumine son visage.
— Vers 20 heures 30, ça va ?
— Parfait. Bonne nuit, Cloé.
Il raccroche, elle laisse exploser son allégresse. Elle savait qu’elle finirait par lui manquer. C’était inévitable. C’était écrit.
On n’abandonne pas ainsi Cloé Beauchamp.
L’impression qu’il gèle. Que les draps sont mouillés, glacés. Que son cœur va exploser.
Les mains se crispent, les ongles s’enfoncent dans la chair. Des spasmes agitent ses jambes. Ses muscles sont contractés, ses mâchoires serrées, son souffle court.
Cloé se résigne. Elle s’extirpe des couvertures, sent le froid mordre sa peau à pleines dents. Vite, elle enfile son peignoir avant de plonger ses pieds dans les chaussons.
Arrivée dans la cuisine, elle se précipite sur la porte du placard. Celui qui contient les fameuses gélules contre la tachycardie, le ralentisseur du rythme cardiaque. Ses mains tremblent tellement qu’elle peine à ouvrir le tube.
Elle avale le médicament avec un grand verre d’eau et reste appuyée sur la paillasse.
Ses yeux se tournent vers la pendule ; 3 h 30 du matin.
Longue nuit d’insomnie.
Elle a une furieuse envie d’alcool.
Tout ce qui pourrait l’aider à dormir. Même un coup de massue sur la tête serait le bienvenu.
S’assommer, d’une manière ou d’une autre.
Elle a tellement envie de fermer les yeux, tellement besoin de dormir. Sauf que son corps refuse catégoriquement de plonger dans les bras de Morphée.
Elle rêve de somnifères, ayant déjà oublié qu’ils ont failli la tuer. À défaut, elle opte pour les calmants prescrits par le neurologue. Moins efficaces, certes, mais elle n’a pas d’autre choix.
Elle en prend deux d’affilée. Hésite une seconde, en avale deux de plus.
Après tout, il a dit que ce n’était pas très fort.
Au lieu de retourner dans la chambre, elle s’aventure dans le salon et s’arrête devant le bar.
Non, Cloé. Rappelle-toi : règle numéro un : ne plus jamais boire, toujours garder le contrôle .
Elle s’éloigne, revient. Comme attirée par un aimant.
— Un seul verre !
Avec les calmants, ça l’aidera à dormir quelques heures, peut-être.
Elle a déjà la bouteille à la main. Ce satané whisky.
Pas besoin de verre, autant boire directement au goulot. Quelques gorgées, pas plus.
Une de plus. Deux, trois…
Une horreur.
Elle range la bouteille, ferme la porte du bar à clef, s’essuie les lèvres sur la manche du peignoir. Elle se déteste, se trouve pitoyable.
Évitant les miroirs, elle retourne dans la chambre et se glisse sous la couette.
Des tremblements la secouent de la tête aux pieds. Ça dure encore d’interminables minutes.
Puis le petit miracle se produit. Son corps se détend même si son cœur continue de battre la chamade. La voilà à nouveau dans sa barque, portée par une brise légère et délicieuse. Elle sourit au néant.
Bertrand viendra, demain. Il me prendra dans ses bras. Il ne pourra pas résister, c’est sûr. Aucun homme ne peut me résister.
On sera deux, à nouveau.
La barque tourne de plus en plus vite. La brise légère se change lentement en tempête tropicale. En ouragan, en cyclone.
Au lieu de s’endormir, Cloé a l’impression de se réveiller, de s’éveiller. Ses sens sont en alerte, son cerveau tourne à la vitesse d’une centrifugeuse.
Puis le calme revient. Son esprit s’en va, doucement. Destination lointaine. Inconnue.
Un voyage elliptique, une boucle sans fin sur laquelle elle glisse. Puis dérape.
Ça dure des heures, elle ne s’en rend même plus compte.
Bertrand est là, remplacé aussitôt par ce flic au regard de fou. Par cet homme habillé de noir, et dont elle ne peut voir le visage. Elle hésite entre le rêve et la réalité, ne sachant plus si elle dort ou si elle est réveillée. Si ses yeux sont ouverts ou fermés.
Elle tourne, de plus en plus vite. Part, de plus en plus loin.
Si loin qu’elle n’entend pas la porte s’ouvrir.
Qu’elle n’entend pas non plus le bruit feutré des pas dans le couloir.
Si loin qu’elle ne voit pas l’Ombre surgir à l’entrée de la chambre.
— Bonsoir, mon ange…
Gomez n’a pas eu le courage de passer à l’hôpital.
À quoi bon, de toute façon ? Le Gamin entend-il ses longues prières, s’aperçoit-il de sa présence derrière cette vitre ?
Alexandre préfère plonger tête baissée dans son enquête. Cette histoire de fou.
Ça tombe bien ; il est en train de le devenir.
Sauver Cloé avant qu’il ne soit trop tard. Sauver quelqu’un, au moins.
Lui qui, ces derniers temps, sème tant de cadavres derrière lui.
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