— Vous savez où je peux la trouver ? interroge Gomez.
La jeune femme hoche la tête.
— Eh bien, dites-le ! s’impatiente le commandant.
— Cimetière central, allée 14.
Cloé descend du bus, se tord une cheville. Tout va de travers depuis ce matin.
Elle s’élance sur le passage clouté, au milieu d’une foule compacte. Elle est en retard, encore. Carole l’attend dans leur restaurant favori pour un déjeuner en tête à tête. Elles se sont déjà vues la veille, mais Carole a insisté. Je voudrais te parler, ma chérie…
Tout en marchant, Cloé se remémore son effroyable matinée.
Elle est arrivée en salle de réunion avec quarante-cinq minutes de retard, a bafouillé quelques excuses avant de s’asseoir à côté du Vieux, comme à son habitude.
Elle se souvient encore de chaque parole. Chaque mot prononcé par Pardieu.
Mademoiselle Beauchamp ! Comme c’est gentil de vous joindre à nous ! Vous avez bien dormi, j’espère ?
Devant tout le monde. Devant tous les cadres de la boîte.
Humiliation publique, le pire des châtiments. Comment a-t-il osé ?
Le sourire en coin de Matthieu Ferraud, le directeur de la création. Ce jeune con imbu de sa personne. Et Martins qui buvait du petit-lait… Un cauchemar.
Fortement déstabilisée, Cloé s’est embrouillée en présentant les dossiers à l’ordre du jour. Mélangeant les noms, les chiffres, les dates. Portant aux yeux de toute l’assemblée son manque évident de préparation et de concentration.
Offrant le pitoyable spectacle de son incompétence.
L’enseigne lumineuse du restaurant apparaît enfin et Cloé manque de se faire renverser par une voiture alors qu’elle traverse en dehors des clous.
Elle pousse la porte du restaurant, bondé et bruyant. Coup d’œil circulaire : Carole est assise dans le fond. Cloé la rejoint, elles s’embrassent.
— Ça va, ma chérie ? s’enquiert Carole.
— Oh non… J’ai eu une matinée de merde !
Cloé lui fait un rapide résumé de ce qu’elle a vécu le matin même, omettant seulement de préciser qu’elle s’est levée en pleine nuit pour boire du whisky.
— Mince, se désole Carole. Va falloir que tu sois irréprochable dans les semaines qui viennent, sinon le Vieux risque de revenir sur sa décision de te filer son poste…
Les deux amies passent commande auprès du serveur puis Carole commence l’interrogatoire.
— Et à part ce fiasco de ce matin, comment tu vas ?
Cloé hausse les épaules.
— Bertrand vient ce soir.
— Génial ! s’écrie Carole. Tu crois que… ?
— Je ne crois rien. Il doit passer me rendre les clefs de chez moi. Mais j’espère qu’on pourra parler. Parce que j’ai toujours pas compris ce qui s’est passé. Et puis on ne sait jamais, peut-être qu’il changera d’avis… J’ai prévu de lui préparer un bon dîner, en tout cas. Je vais essayer de le faire craquer !
Les assiettes arrivent, mais Cloé n’a pas faim. Elle mange de moins en moins, de toute façon. Il lui arrive de passer des journées entières sans avaler quoi que ce soit.
— J’ai beaucoup réfléchi à ce que tu m’as dit la dernière fois, reprend Carole.
Cloé sent que son amie a du mal à trouver ses mots. Qu’elle s’apprête à aborder un épineux sujet. Ses muscles se contractent, dans un réflexe de défense. Invisible levée de boucliers.
— Est-ce que tu as toujours l’impression qu’un homme te poursuit ?
Carole a posé la question avec douceur. Malgré tout, Cloé a la sensation de recevoir un camouflet.
— L’impression ? rétorque-t-elle sèchement. Ce n’est pas une impression. C’est la réalité.
— Écoute, Clo… Je voudrais bien te croire, je t’assure. On est amies depuis vingt ans et tu sais que je tiens à toi, mais ce ne serait pas t’aider que d’aller dans ton sens.
Le visage de Cloé se ferme, Carole continue malgré tout sur sa lancée.
— Je pense que tu as un problème.
— Ça, c’est sûr ! ironise Cloé.
— Je ne plaisante pas. Je crois que tu souffres d’une forme de paranoïa.
— De mieux en mieux !… Pour ta gouverne, sache qu’hier soir un officier de police est venu chez moi. Lui, il me croit, il me prend au sérieux. Et il va mener une enquête.
Carole est stupéfaite mais pas convaincue. Les paranoïaques en plein délire sont doués pour convaincre leur entourage, c’est bien connu. Alors, le charme aidant, Cloé a très bien pu leurrer un flic.
— J’en ai parlé avec Quentin, tu sais…
— Tu as raconté ça à ton mec ? balance Cloé. Mais de quel droit ?
— Ne le prends pas comme ça, je t’en prie, soupire Carole. Je me suis dit que, de par son métier, il pouvait m’aider à comprendre. Et il est d’accord avec moi.
— Vraiment ? Je suis heureuse d’apprendre qu’il me croit cinglée lui aussi !
Cloé repousse violemment son assiette et croise les bras.
— On veut juste t’aider ! rappelle Carole.
— Ce flic, lui, veut m’aider. Mais toi…
— Ne dis pas ça.
Carole sort de son sac un morceau de papier, le pose près de l’assiette de son amie. Cloé déplie le papier, déchiffre un nom et un numéro de téléphone.
— Ce sont les coordonnées d’un psy, précise Carole. Quentin le connaît, il dit que c’est le meilleur. Il faut que tu ailles le voir de sa part, Clo. Faut pas que tu restes comme ça…
Sur les lèvres de Cloé, un sourire qui oscille entre la colère, l’humiliation et la cruauté.
— C’est toi qui devrais y aller, assène-t-elle.
Carole reste bouche bée une seconde, avant d’ajouter :
— Tu as raison, tout le monde devrait aller chez un psy.
— Non, pas tout le monde. Mais toi, sans aucun doute. Il serait peut-être capable de te dire pourquoi tu te fais sauter par un mec marié.
Carole reçoit la gifle à son tour.
— Tu ne devrais pas dire des choses pareilles, murmure-t-elle.
— Et toi, tu ne devrais pas me prendre pour une folle. Parce que je n’ai rien inventé du tout. Parce que ce type existe et qu’il veut me tuer. Je croyais que tu étais mon amie.
— Je le suis ! se défend Carole.
Elle est au bord des larmes. Mais Cloé ne se laisse pas attendrir.
— Les traîtres ne sont pas des amis, ajoute-t-elle.
Elle se lève, enfile sa veste. Puis elle froisse le morceau de papier avant de le jeter dans l’assiette de Carole.
Dehors une pluie fine l’attend. Avec un vent qui lui paraît glacial.
Le cœur de Cloé bat fort. Très fort. Trop fort, comme d’habitude. Elle marche, vite, sur le trottoir, ignorant la foule, la pluie, le froid.
Lorsqu’elle atteint le bout de la rue, elle pleure à chaudes larmes.
Cimetière central, allée 14 .
Devant la tombe de Laura Paoli, Gomez frissonne. Il pense à Cloé.
Ne me laissez pas seule, j’ai peur …
Vous avez raison d’avoir peur, Cloé.
Sur la sépulture, un bouquet de fleurs fanées. Ce qui signifie que quelqu’un est venu ici quelques semaines plus tôt. Il va falloir trouver qui. Et vite.
Un proche ? L’assassin, peut-être ?
Gomez remonte le col de son blouson et repart vers la sortie. Il ne marche pas vite ; au milieu des tombes, il se sent un peu chez lui. Sentiment étrange.
Il entre dans le bureau du gardien, exhibe son laissez-passer magique et pose ses questions à un type qui a l’aspect du marbre.
Il sort de là quelques minutes plus tard avec un nom et une adresse. Le frère de Laura, apparemment. Gomez espère qu’il voudra bien répondre à ses questions par téléphone. À condition de trouver son numéro. Sinon, il lui faudra se rendre sur les lieux.
Trop loin pour y aller en voiture, il devra prendre le train. Ce qui ne l’enchante pas vraiment.
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