Gomez monte les escaliers lentement, traînant un boulet invisible. Arrivé au second, il croise la voisine, dame âgée toujours tirée à quatre épingles, comme si elle voulait cacher qu’elle n’a même pas de quoi manger à sa faim chaque jour.
— Bonsoir, monsieur !
Gomez la déteste. Elle est gentille, discrète. Pourtant, il la déteste. Sans aucune raison valable. Seulement parce qu’elle a un âge avancé. Un âge que Sophie n’atteindra jamais.
Il lui répond malgré tout d’un simple sourire, rentre chez lui et trouve Martine assise dans la salle à manger, en train de feuilleter un magazine. Il dépose les provisions qu’il vient d’acheter à l’épicerie du coin, s’approche pour lui serrer la main.
— Comment ça s’est passé aujourd’hui ?
— On a vu pire. Elle n’était pas en forme ce matin, mais ça s’est arrangé.
— Vous pouvez rester plus tard, demain soir ?
— Bien sûr, acquiesce l’auxiliaire de vie. Aucun problème.
Alexandre la raccompagne et reste un moment planté face à la porte close, comme s’il songeait à s’enfuir ou s’apprêtait à livrer un combat difficile.
Le même que d’habitude, pourtant.
Enfin, il enlève son blouson, dépose son arme sur la table du salon. Il entre dans la chambre sur la pointe des pieds, mais Sophie ouvre les yeux dès qu’il s’approche. Elle lui sourit, tend la main vers lui. Il l’embrasse longuement sur le front.
— Salut, ma beauté… comment tu te sens ?
— Ça va. Et toi ?
— Ça baigne !
Il s’installe dans le fauteuil, sans lâcher sa main, froide comme la mort. Déjà.
— Tu as faim ?… Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
Elle réfléchit un instant, opte finalement pour des pâtes au beurre.
— Je m’en charge, dit Alexandre. Je prends juste une petite douche d’abord.
— Je ne suis pas pressée… J’ai tout mon temps, tu sais !
Elle rigole, il l’embrasse à nouveau. Attend d’être dans la salle de bains pour se mettre à chialer. Immobile sous le jet d’eau un peu trop chaude, pendant de longues minutes, il laisse aller. Ne sachant pas vraiment sur quoi ou sur qui il pleure, tel un gamin effrayé.
Sur lui, sans doute. Qui sera bientôt veuf. À 42 ans.
Lui, qui ne sait pas comment il fait. Pour vivre avec ce qu’elle est devenue.
Lui, qui ne sait pas comment il fera. Pour vivre sans elle.
Il sort enfin de la baignoire, enfile un tee-shirt et un vieux jean. Tout en préparant le dîner, il écoute d’une oreille distraite les infos à la radio. Il pleure toujours, en continu, sans même s’en apercevoir. Simple habitude.
Il dresse les assiettes sur un plateau et sèche ses larmes avant de retourner dans la chambre.
— Madame est servie !
Il aide Sophie à s’asseoir ; l’effort lui arrache une grimace, une violente quinte de toux. Mais elle retrouve son sourire aussitôt après.
— Tu m’as manqué, aujourd’hui, dit-elle.
— Seulement aujourd’hui ?
Elle rit à nouveau, il lui adresse un clin d’œil.
— Bon appétit, mon amour.
Ils attaquent leur repas, les yeux dans les yeux. Alexandre lui raconte sa journée, inventant des anecdotes plus ou moins drôles. Elle n’est pas dupe, consciente qu’il exerce vraiment un métier ingrat. Mais elle sourit volontiers, ce soir. Martine a dû forcer sur la morphine.
Il débarrasse le plateau, lui prépare un thé.
— Tu me fais une place ? quémande-t-il.
Il s’allonge à côté d’elle, la prend dans ses bras. Le lit est vraiment trop étroit. Ils n’ont pas encore songé à fabriquer des lits médicalisés en 140. Comme si la maladie interdisait l’amour.
— Je rentrerai tard demain soir, annonce Gomez.
— Planque ?
— Non.
Sophie esquisse un sourire d’une infinie tristesse. Elle se serre encore plus contre lui, respire son parfum léger. Le désir explose dans son cerveau. Seulement dans son cerveau.
Le reste est mort.
— Comment elle s’appelle ?
— Valentine.
— C’est joli… Quel âge ?
— Je sais pas. Moins de trente, en tout cas.
Ils restent silencieux un moment. Sophie caresse son visage, s’attardant sur sa bouche.
— Ne la fais pas trop souffrir, finit-elle par dire. Elle n’y est pour rien.
Ils n’ont pas parlé, finalement. Ça n’aurait pas servi à grand-chose, de toute façon. À part peut-être rallumer les braises endormies et gâcher ainsi leur réconciliation explosive.
Cloé est allongée sur le côté, tournée vers celui qu’elle a failli perdre. Mais qu’elle a su reconquérir. Elle le regarde, sans se lasser.
Elle se sent bien. Enfin presque.
Reste l’Ombre. Tout autour d’elle. Tout près d’elle. Les ténèbres ont ouvert leurs puissantes mâchoires et craché leur prophète. Il vient la chercher pour la conduire de force en enfer, elle en est sûre.
Parce que sa place est au purgatoire, elle en est sûre.
Veut-il la tuer ? Ou simplement l’effrayer ? Quelles que soient ses intentions, elle ne se laissera pas faire. Se battra, comme elle l’a toujours fait.
Elle cale sa tête sur l’épaule de Bertrand, il ne se réveille pas.
Elle est bien. Enfin presque.
Elle a seulement hâte que le jour se lève pour chasser l’Ombre qui se dresse au pied du lit et la fixe sans relâche.
Douleur [dulœr] n.f. (lat. dolor ). Souffrance physique. // Affliction, souffrance morale.
Tu vas comprendre ce que ce mot veut dire, mon ange.
La souffrance pure. Cristalline, comme tes yeux.
Sans artifice ni remède. Sans issue.
Et surtout, sans fin.
Tu te crois forte, tu penses que rien ne peut te résister ou te freiner.
Tu te crois invincible.
Je le suis.
Pas toi.
Installée sur ton piédestal, tu imagines pouvoir régenter le monde.
La chute sera brutale lorsque tu tomberas à mes pieds.
Tu commandes, je t’apprendrai l’obéissance.
Tu méprises, je t’apprendrai le respect.
Tu braves, je t’apprendrai la peur.
Tu manipules, je ferai de toi une proie.
Ma proie.
Tu domines, je ferai de toi une esclave.
Mon esclave.
Tu juges, je t’ai déjà condamnée.
N’oublie jamais que je t’ai choisie. Parmi tant d’autres.
N’oublie jamais pourquoi.
Tu veux vivre ?
Meurs en silence, mon ange.
Cloé consulte sa montre, finit son café et commence à débarrasser la table.
— Laisse, dit Bertrand. File, tu vas être en retard.
Elle vient se poser sur ses genoux, l’embrasse.
— J’ai bien fait de venir, non ?
— Je ne m’en plains pas, sourit Bertrand. Et je trouve qu’on devrait se disputer plus souvent. Pour avoir le plaisir de se réconcilier après !
— Arrête !… Bon, il est l’heure. Faut que je passe chez moi pour me changer, en plus.
— Profites-en pour prendre tes médicaments.
Elle le dévisage avec étonnement.
— T’as vraiment peur que je tombe malade ou quoi ?
— Ce serait dommage que ton cœur connaisse la moindre petite faiblesse… non ?
— Vous avez suivi le match, patron ?
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