— Bon débarras.
— Tout le monde a droit à l’erreur. Laisse-lui le temps de faire ses preuves.
— C’est émouvant, la solidarité masculine ! raille Cloé.
— Rien à voir. Ce mec attend tes conseils, pas une exécution publique.
— Mes conseils ? Autant que je fasse tout moi-même, dans ce cas. Parce que je te signale que j’ai du boulot par-dessus la tête.
— Moi aussi. Tout le monde a du boulot, ici… Tu dois te montrer plus indulgente.
— Comme tu l’as été à mon égard lorsque je suis arrivée ? ironise Cloé.
— Je ne m’en souviens pas, prétend Martins. C’est si loin… Tu as des problèmes personnels en ce moment ? Je te trouve particulièrement odieuse. Encore plus que d’habitude.
Estomaquée, Cloé garde la bouche ouverte. Comment ose-t-il ?
— Si tu veux en parler, poursuit Martins, je suis à ta disposition.
— Tu te prends pour mon psy ?
— Ton psy ? Le pauvre… Je le plains sincèrement ! balance-t-il.
Cloé est sur le point d’exploser tandis que Philip semble s’amuser.
— Sors d’ici.
Il la rejoint près de la fenêtre. Il est bien trop près au goût de Cloé, mais elle peut difficilement s’enfuir sauf en sautant par-dessus son bureau.
— Change de comportement, dit-il à voix basse. Je te donne là un conseil d’ami… Tu es en train de te mettre tout le monde à dos. Je suppose que tu as des raisons d’être de sale humeur, mais notre vie personnelle ne doit pas interférer dans notre travail.
Elle tourne la tête vers l’extérieur, retient ses larmes. Des larmes de rage. Martins pose une main sur son épaule, elle se raidit de la tête aux pieds.
— Prends quelques jours de congé, si ça ne va pas.
— Tout va très bien. Laisse-moi, j’ai du travail.
Il s’éloigne enfin, Cloé ferme les yeux. Encore un qui lui tend la main et à qui elle crache à la figure. Une simple habitude. Une devise, même. Ne jamais tendre la main, au risque de se la faire broyer. Ne jamais accepter celles qui se tendent, de peur d’être redevable.
Incapable de remettre le nez dans ses dossiers, elle s’obstine à regarder dehors, comme hypnotisée par le ciel lourd et la tristesse ambiante. C’est alors qu’elle distingue quelque chose qui scintille derrière les vitres d’un appartement de la tour d’en face.
Une paire de jumelles, ça ne fait aucun doute.
Engoncée dans son manteau, Carole fait les cent pas. Cloé est en retard.
Elle ne peut pas me poser un lapin ! Son message était si froid…
Après vingt ans d’amitié, elles ne vont tout de même pas se brouiller pour si peu !
La porte du bâtiment coulisse, Cloé apparaît. Moins rayonnante que d’habitude, mais toujours aussi élégante. Long manteau et béret en feutre gris, jupe et bottes noires.
Elles se dévisagent un instant, Carole prend l’initiative.
— Salut, ma chérie. Je suis vraiment contente qu’on déjeune ensemble.
Cloé ne répond pas immédiatement, glaçante comme jamais. Au bout de quelques secondes de cet odieux silence, elle esquisse enfin un sourire.
— Moi aussi, dit-elle.
Soulagée, Carole l’embrasse.
— T’as eu mes messages ?
— Oui, merci. Mais je n’ai pas eu le temps d’y répondre. J’avais autre chose à faire.
Son amie ravale sa douleur.
— Je m’en doute. Ce n’est pas grave… Italien ?
— Italien, confirme Cloé. On prend le bus ?
Elles se mettent en route et Carole remarque que Cloé observe tout autour d’elle. Ça ne s’arrange pas.
— Tu as revu Bertrand ?
— Oui, hier soir. Je l’ai jeté dehors, précise Cloé d’une voix cinglante.
— Merde… tu aurais peut-être dû…
— Ne me dis pas ce que j’ai à faire, par pitié.
Profitant d’une brève accalmie dans le flot de la circulation, elles traversent le boulevard. Et soudain, Cloé se fige au beau milieu de la chaussée. Un homme vêtu d’un sweat noir à capuche. Mains dans les poches, tête baissée, il marche droit sur elle.
Cloé a cessé de respirer, une bouffée de panique l’étouffe. L’homme la frôle sans lever la tête, leurs épaules se touchent. Impression de recevoir une puissante décharge électrique.
— Cloé ! hurle Carole.
Le bruit d’un freinage en urgence arrive jusqu’au cerveau de la jeune femme paralysée. La voiture s’est arrêtée à quelques centimètres d’elle. Un coup de klaxon la fait sursauter, les injures du conducteur l’atteignent à peine. Carole la rejoint, adresse un signe d’apaisement à l’automobiliste furieux puis escorte Cloé jusqu’au trottoir.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu veux mourir ou quoi ?
Cloé se retourne, l’homme en noir a disparu. Mais la peur est toujours là.
Elle ne la quittera plus, désormais.
— Des types qui portent un sweat noir à capuche, tu peux en croiser des dizaines à Paname, souligne Carole.
Elle prend la main de Cloé dans la sienne, lui adresse un sourire rassurant.
— Il faut que tu te calmes, Clo. Je pense que tu devrais prendre quelques jours de repos.
— Je suis vraiment en danger. Quelqu’un m’observe, me suit… Je ne rêve pas !
— Mais qui ferait une chose pareille, voyons ? Et pourquoi ?
— Je sais pas… C’est… C’est peut-être Christophe.
Carole reste interdite quelques secondes.
— Il ne s’est pas manifesté depuis longtemps et je le vois mal revenir d’un coup pour… Pour quoi, au fait ?
— Pour se venger !
— Ça ne tient pas la route. Il sait ce qu’il risque s’il s’approche à nouveau de toi. Et je pense qu’il n’a pas envie de retourner en prison.
— Il est fou ! hurle Cloé.
Quelques visages se tournent dans sa direction, elle baisse d’un ton.
— Il est fou, répète-t-elle.
— Non, Cloé. Il n’est pas fou.
— Tu prends sa défense ?
— Pas du tout. Mais être fou, ce n’est pas ça. Il est violent, pas cinglé.
— Alors qui ? demande Cloé avec des sanglots dans la voix. Qui ?
— Je ne sais pas, murmure Carole. Mais… Écoute, je ne veux pas que tu te sauves comme hier, je veux juste t’aider. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Cloé fixe une croûte immonde accrochée au mur. Elle ne l’avait jamais remarquée jusqu’à aujourd’hui. Comment peut-on avoir si mauvais goût ?
— Je sais que tu peines à me croire, mais je pense sincèrement que tu te fais des idées.
— N’en parlons plus, coupe durement Cloé.
— Bien sûr que si, on peut en parler ! On doit en parler !
— Non. C’est inutile, je crois. Je préfère qu’on arrête.
Un long silence s’installe entre elles, le garçon vient débarrasser la table. Cloé s’exile dans les toilettes, revient au bout de dix longues minutes.
— Désolée, dit-elle. Je t’emmerde avec mes histoires.
— Non, assure Carole. Je suis inquiète, c’est tout.
— T’as peut-être raison, je ne sais plus très bien. Parlons d’autre chose. Parle-moi de toi.
Carole sourit et se laisse aller en arrière sur sa chaise.
— De moi ?
— Ben oui. Tu n’as rien à me raconter ?
Son amie hausse les épaules, prend un air mystérieux.
— Tu as rencontré quelqu’un ?
— Pourquoi tu dis ça ? s’étonne Carole.
— Je sais pas… Quelque chose dans tes yeux !
Carole se met à rire, Cloé la fixe, prête à la faire passer aux aveux.
— Tu as rencontré quelqu’un ou pas ?
— Tu te souviens de Quentin ?
Cloé fronce les sourcils, fouille sa mémoire.
— Tu l’as croisé une fois chez moi, pendant une soirée un peu avant Noël. Il est infirmier, lui aussi. Grand, brun, la quarantaine. Les cheveux longs.
Enfin, Cloé parvient à mettre un visage sur le prénom. Elle se remémore vaguement un type plutôt taciturne et finalement assez quelconque. À moins qu’elle confonde avec un autre.
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