Il l’attire brutalement à lui, confisque le verre qu’il pose sur l’enfilade.
— À quoi tu joues ?
— J’ai passé l’âge de jouer.
— Moi aussi. Alors on arrête.
Il la libère, enlève son manteau, le jette sur le canapé.
— Pas la peine de t’installer, lance-t-elle. Parce que tu ne dormiras pas là.
Il l’empoigne par les épaules, la pousse contre le mur. Elle s’aperçoit enfin qu’il a un visage qu’elle ne lui connaît pas. Un regard effrayant.
C’est juste un peu trop tard.
Elle repart plusieurs années en arrière. Lorsqu’un homme la terrorisait. Lorsqu’elle vivait avec un ennemi, un tueur.
Elle tente de le repousser, il la plaque à nouveau contre le mur.
— Arrête ça immédiatement… Sinon, j’appelle les flics !
Il se met à rire. Ce rire non plus, elle ne le lui connaissait pas. Elle frissonne, tente de maîtriser les battements de son cœur.
— Allons, Cloé, tu es ravie que je sois venu parce que tu es morte de trouille.
— Tu délires.
— Moi ? Non… Tu es heureuse de me voir, mais tu ne veux surtout pas le montrer. Tu es bien trop fière.
Il se colle contre elle, dans une étreinte qu’elle n’a pas choisie. Pourtant, elle sent qu’il serait dangereux de le repousser encore.
— Tu crois quoi ? murmure-t-il. Que je vais te supplier pour passer la nuit ici ?
— Alors pourquoi t’es venu ?
— Pour voir si tu allais bien, je te l’ai dit.
— Tu as vu ? Barre-toi, maintenant.
— Ne me parle pas comme ça. Ne me parle jamais comme ça.
— Je te parle comme je veux.
Il fait non, d’un mouvement de tête. Cloé étouffe doucement.
— Sors de chez moi ! Dégage !
Elle s’est mise à hurler, signe que la peur lui fait perdre le contrôle.
— Tu sais, ajoute Bertrand, je ne suis pas un brave toutou. Ni ton chien de compagnie, ni ton chien de garde. Il faudrait vraiment que tu apprennes à avoir un minimum de considération et de respect pour les autres… Pour moi, en particulier.
Il a passé ses mains sous sa jupe, une vague de chaleur la submerge.
— J’ai pas envie, dit-elle en baissant d’un ton.
— Mais si… Tu redoutes d’être seule parce que tu as peur, tu voudrais que je reste mais tu refuses de l’avouer. Allez, vas-y, dis-le !
Elle allonge son bras gauche, attrape le verre où il ne reste quasiment que les glaçons, le lui jette en pleine figure. Il recule, essuie son visage. Ils s’affrontent du regard dans un silence annonciateur.
— Tu veux me frapper ? défie-t-elle. Vas-y.
— Tu me confonds avec quelqu’un d’autre, Clo. Ton ex-mari, sans doute.
Elle devient d’une pâleur cadavérique ; Bertrand sourit, content de son effet.
— Eh oui, je suis au courant, tu vois…
Carole, évidemment. Qui ne sait pas ce que le mot discrétion veut dire. Elle me le paiera.
— Et je ne suis pas aussi con que lui, ajoute Bertrand en récupérant son manteau. Tu ne crois quand même pas que je vais finir en taule pour toi ?
Il se dirige vers la sortie sans se presser.
— Si tu entends du bruit cette nuit, inutile de m’appeler. Idem si le courant est coupé. Je pense que je ne serai pas disponible. Bonne nuit, Cloé.
Au bruit de la porte qui claque, elle sursaute. Ses lèvres se mettent à trembler, elle se laisse glisser contre le mur pour se retrouver assise par terre.
— Salaud !
Tu me manques déjà. Pourtant, je ne regrette rien.
Gomez est allongé sur le canapé, un bouquin à la main. Un des rares Chandler qu’il n’avait pas encore lu.
Pas de planque, ce soir. Après tout, il n’est pas pressé. Il y retournera un autre jour, une autre nuit. Finira bien par remonter jusqu’à Bashkim. Cet enfoiré de première, cette ordure qu’il faut broyer dans la benne. Il lui logerait volontiers deux balles dans le cœur, mais ce serait lui faire un cadeau qu’il ne mérite pas. La prison, c’est beaucoup mieux. Surtout qu’un type comme lui prendra forcément perpète. Sauf en cas d’imprévu. Un de ces ratés de la justice qui mettent parfois à mal des mois de boulot.
— Alex !
Gomez pose son bouquin sur la table basse et s’extirpe du sofa.
— J’arrive, répond-il en se dirigeant vers le fond de l’appartement.
Il pénètre dans la dernière chambre, allume la lumière.
— Qu’est-ce que tu as, chérie ?
Dans un lit médicalisé, une femme contemple le plafond. Son visage est tellement ravagé qu’il est impossible de lui donner un âge. Elle est d’une maigreur épouvantable, ses yeux sont profondément cernés de mauve, exagérément enfoncés dans leurs orbites.
Elle est effrayante. Et belle à la fois.
Cette beauté particulière et émouvante.
Celle des gens qui souffrent.
— Pourquoi tu ne dors pas ? demande doucement Alexandre.
— J’ai mal.
Il s’assoit dans le fauteuil, près d’elle. On se croirait dans une chambre d’hôpital. Barrières le long du lit, potence, perfusions. Rien ne manque. D’ailleurs, depuis maintenant six ans, l’appartement s’est transformé en hôpital.
Puis en mouroir.
Il prend sa main dans la sienne, la serre mais pas trop fort. Sinon, ce sera l’hématome.
— Je t’ai déjà donné tous tes médocs, rappelle-t-il.
— Si tu savais comme j’ai mal !
Des larmes coulent le long de ses joues creusées d’effroi. Il ne supporte pas de la voir pleurer. L’impression qu’un acide suinte sur sa propre peau.
— Ne t’énerve pas, je t’en prie. Je vais voir ce que je peux faire… Je reviens.
À peine a-t-il franchi la porte que les plaintes résonnent à nouveau. Il presse le pas jusqu’à la cuisine. Là, il ouvre un placard, entièrement rempli de boîtes de médicaments, et attrape la morphine.
Il a déjà dépassé la dose maximale. Et après ?
Il prépare l’injection, tandis que dans le fond de l’appartement, les plaintes sont devenues cris.
Un jour, il la tuera. Sans le vouloir. Ou peut-être que si.
Parce qu’il n’accepte plus de la voir souffrir. Parce qu’elle le supplie chaque jour. Sans un mot, juste avec les yeux.
Parce qu’il est prêt à aller en taule pour ce crime.
Parce que l’amour ressemble sans doute à ça.
N’ayant pas eu le courage de rejoindre son lit, elle a décidé de veiller jusqu’au petit matin.
Allongée sur le canapé, face à la télé en sourdine, Cloé fixe le néant.
Les lumières sont allumées, le téléphone à portée de main. Tout comme la bouteille de whisky, ouverte après le départ de Bertrand.
Ne pas dormir, sinon il viendra. Ne pas dormir, sinon il me tuera. Ou pire encore.
Que me veut-il ? Qui est-il ?
Elle tente de mettre un visage sur l’Ombre. Il est grand, mais elle ne saurait dire précisément sa taille. Et des hommes qui mesurent entre 1,80 mètre et 1,90 mètre, elle en connaît plusieurs. Christophe, Martins… Bertrand.
Elle se ressert un verre, glissant doucement vers l’ivresse.
Ou alors c’est moi qui deviens parano. Cinglée. Malade, frappadingue.
Laquelle des deux options est la pire ? Si elle est réellement poursuivie par un homme, elle peut s’enfuir à l’autre bout de la planète. Si l’ennemi est en elle, elle pourrait s’envoler pour la lune, ça n’y changerait rien.
Non, vraiment, elle ne saurait dire ce qui est le plus effrayant. Alors, elle tente de trouver une troisième option, plus rassurante.
Ils ont raison. C’est le contrecoup de la peur, ça va passer. Dans quelques jours, je ne verrai plus cette ombre, je n’entendrai plus de bruits suspects. Tout rentrera dans l’ordre.
— Et je serai présidente de l’Agence !
Elle se met à rire, s’offre une gorgée de single malt. Une grimace déforme son visage. Elle aurait dû choisir un breuvage plus facile à avaler pour oublier.
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