Gomez cache son sourire en terminant son breuvage infâme.
— Où sont les autres ?
— Au bar du coin, peut-être, réplique Laval.
— T’as cinq minutes pour me les ramener ici.
— Je suis pas un labrit.
— Un quoi ?
— Un chien de berger.
— Pourtant, quand tu me regardes, j’ai parfois cette impression, envoie Gomez.
— C’est parce que toute l’admiration que j’ai pour vous transpire dans mon regard, chef.
— Arrête ton cinoche et va me chercher la bande d’abrutis qui me sert d’équipe.
Au moment même où Gomez termine sa phrase, trois hommes entrent dans la pièce.
— Salut, patron. La bande d’abrutis au rapport !
Ils viennent lui serrer la main, le capitaine Villard en tête.
— Alors, commence Villard, paraît que tu t’es payé une équipe de la BAC 91, cette nuit ?
— Je leur ai juste donné une leçon de pilotage gratuite, répond Gomez. Ça leur évitera de suivre le stage de conduite rapide ! On va pas y passer la journée.
— En tout cas, on ne parle que de ça dans les couloirs ce matin ! l’informe Villard.
— Vraiment ? Je comprends enfin pourquoi il n’y a plus de concierges dans les immeubles ; ils ont tous été mutés ici… Si on se mettait au boulot, maintenant ?
Pardieu ne prend pas la peine de frapper avant d’entrer dans le bureau. Philip Martins lève le nez de ses dossiers et sourit au président.
— J’ai à vous parler, Philip.
Le Vieux prend soin de refermer la porte avant de s’asseoir face à son collaborateur.
— J’aimerais savoir ce que vous pensez de Cloé, attaque-t-il.
Martins est surpris, ne peut le cacher.
— À quel niveau ? demande-t-il pour gagner du temps.
— À tous les niveaux.
Philip desserre machinalement son nœud de cravate. Pardieu le fixe avec ses petits yeux rieurs. Un regard jeune, presque enfantin, au milieu d’un visage exagérément ravagé par les années. Ce regard qui ne fluctue jamais au gré de ses humeurs. Indéchiffrable.
Martins se lance enfin.
— C’est une fille intelligente, elle a beaucoup de talent.
— Mais encore ?
— C’est une bosseuse, qui ne compte pas ses heures.
— Lâchez-vous, Philip ! prie Pardieu avec un petit rire.
Martins s’installe plus confortablement dans son fauteuil.
— Dites-moi plutôt ce que vous voulez entendre, monsieur !
— Votre sentiment, votre véritable sentiment sur mademoiselle Beauchamp. Ce que vous pensez d’elle, sans détour.
— Je l’admire, avoue Martins. Elle est douée, pleine d’imagination. Elle a toujours la solution, la répartie qu’il faut. Elle est brillante. Elle ne se laisse jamais décourager. J’ai rarement croisé quelqu’un doté d’une telle volonté.
— Continuez, encourage Pardieu.
Martins hésite, ne sachant toujours pas où le Vieux veut en venir.
— Je l’admire, oui, répète-t-il. Mais… je n’aimerais pas être à sa place, parce qu’elle doit souffrir le martyre.
— Vous croyez ?
— J’en suis certain. Son ambition la dévore, l’éloigne des autres. Elle se méfie de tout le monde… Je crois qu’elle a peur d’échouer.
— Comme nous tous, non ?
— Certes. Mais pour Cloé, ça en devient maladif. Il n’y a que ça qui compte. Je crains fort qu’elle ne finisse par craquer à force de vouloir toujours tout gérer. Toujours vouloir être parfaite… La meilleure, partout.
Il se tait, Pardieu continue à le fixer.
— Merci, Philip.
— Mais de rien. Pourquoi ces questions ?
— Pour vérifier si j’ai fait le bon choix.
La gorge de Martins se noue. Il a déjà desserré sa cravate, ne peut rien faire de plus.
— Le bon choix ?
— Vous savez pertinemment de quoi je parle, continue Pardieu. De celui ou de celle qui me succédera à la tête de la maison.
— Vous avez déjà choisi quelqu’un ?… C’est Cloé, c’est ça ?
— Non. C’est vous, Philip.
Martins accuse le coup.
— Vous ne dites rien ? s’étonne Pardieu.
— Je… Je suis surpris, pardonnez-moi. Sincèrement, je pensais que vous choisiriez Cloé.
— J’ai hésité longuement entre vous deux, je l’avoue. Mais au final, je crois qu’il n’y a pas photo. Et l’interrogatoire que vous venez de subir me conforte dans mon choix, fait depuis fort longtemps. Ce que j’apprécie chez vous, Philip, et qui fera de vous un excellent dirigeant, c’est votre humanité. Vous savez voir les qualités chez les autres, vous savez les reconnaître. Et donc, vous saurez les exploiter. Cloé est trop centrée sur elle-même pour voir ceux qui l’entourent. Vous avez parfaitement raison : les autres ne sont pour elle qu’autant d’ennemis potentiels ou, dans le meilleur des cas, des esclaves à utiliser. Leur marcher sur la tête pour s’élever plus haut. Toujours plus haut… Je ne laisserai jamais la maison que j’ai fondée entre ses mains.
— Elle ne le supportera pas, affirme soudain Martins.
— Je le sais. Elle quittera l’Agence, ira travailler pour un concurrent. C’est dommageable pour nous, à cause de toutes les qualités qu’elle possède et que vous venez d’énumérer. Mais ma décision est prise. Et elle est irrévocable.
— Vous comptez l’annoncer quand ?
— J’ai parlé à Cloé. Je lui ai fait croire que c’était elle qui était choisie.
Martins devient livide.
— Vous me trouvez monstrueux, n’est-ce pas ?
Philip ne songe même pas à le contredire.
— À votre place, Cloé m’aurait fait un sourire de connivence !
— Vous vous rendez compte du choc ?
— Oui. Mais j’ai besoin qu’elle bosse jusqu’à l’annonce officielle, pas qu’elle passe son temps à chercher un poste ailleurs. Je vois les intérêts de la maison avant tout. Et je compte sur vous pour qu’elle continue à croire jusqu’au bout qu’elle est l’heureuse élue.
Martins hésite. Face au regard du Vieux, il finit par capituler.
— D’accord, je me tairai.
— J’attends de vous plus qu’un silence, Philip. Il ne faut rien laisser paraître. Puis-je compter sur vous ?
— Vous le pouvez.
— Parfait.
Le Vieux se lève, marche vers la porte. Mais avant de sortir, il se retourne.
— Au fait… vous ne m’avez pas dit si vous étiez heureux d’être mon successeur. Qu’en est-il ?
— Laissez-moi le temps de réaliser, monsieur.
Pardieu prend congé, un sourire sur les lèvres.
Philip se plante devant la fenêtre de son bureau, y reste un long moment. Il ne parvient pas à se réjouir car le doute l’emporte.
Peut-être que Pardieu l’a choisi.
Peut-être pas.
Il commence à connaître ce vieux renard. Capable de tout.
Capable de mentir comme un arracheur de dents. De mettre ses deux successeurs potentiels en concurrence pour les jauger, les juger dans la dernière ligne droite.
En tout cas, il va falloir assurer pour franchir la ligne d’arrivée en tête. Le genre d’épreuve finale où tout est permis.
Tout.
Ils vont être en retard. Mais Cloé n’ose pas demander à Bertrand d’accélérer. Il est un peu tendu, depuis ce matin. Elle aussi, d’ailleurs. Alors, elle prend son mal en patience.
Il est presque 13 heures, ils entrent à peine dans Paris. Cloé regarde couler la Seine qui joue au caméléon avec le ciel grisâtre.
— T’es sûr que ça ne dérangera pas Carole que je me joigne à vous ?
— Bien sûr que non, assure Cloé. Elle sera ravie.
— Tu vas lui raconter pour ce matin ?
— Je ne sais pas.
— Au fait, tu ne devrais pas laisser ton garage ouvert la nuit. Surtout quand je ne suis pas avec toi. Même s’il n’y a rien à voler à l’intérieur, ce n’est pas très prudent.
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