— Je l’ai vu.
Bertrand soupire.
— Tu as vu qui, exactement ?
— Un grand type, habillé en noir. J’ai eu peur, j’ai perdu l’équilibre et je suis tombée.
— Tu te fais des idées, Cloé. Depuis que ce salaud t’a suivie dans la rue, tu as la frousse. Et tu crois le voir partout. C’est normal, ceci dit, mais…
— J’ai pas rêvé !
— S’il y avait eu un homme dans le garage, je l’aurais surpris. Je l’aurais forcément croisé ! Je suis arrivé moins de trente secondes après que tu as crié. Il n’y avait personne, je peux te le jurer.
La sonnette les interrompt, Bertrand s’éclipse. Cloé ferme les yeux, essayant de se calmer.
Tu crois le voir partout… S’il y avait eu un homme, je l’aurais forcément croisé .
Suis-je en train de devenir cinglée ?
Bertrand revient, accompagné d’une femme, la cinquantaine fatiguée.
— Voilà le docteur, chérie.
— Bonsoir, madame… Alors, qu’est-ce qui vous arrive ?
Bertrand lui fait un point rapide de la situation. La panne d’électricité, la chute dans le garage. Il omet volontairement les détails, allant à l’essentiel.
La toubib commence une méthodique auscultation. Elle demande à Cloé de se mettre debout, lui inflige divers mouvements, mille questions.
— Vous ne semblez pas avoir de traumatisme. Mais avec un choc à la tête, mieux vaut jouer la prudence. Je vous conseille donc de vous rendre à l’hôpital pour passer des examens complémentaires.
— C’est inutile.
— Sois raisonnable, chérie, prie Bertrand.
— Je n’ai rien et n’ai pas envie de passer cinq heures aux urgences pour me l’entendre dire !
Bertrand pousse un nouveau soupir d’agacement, échange un regard désolé avec la généraliste.
— Bon, comme vous voudrez, madame. Je ne peux pas vous forcer à y aller. Mais si vous avez des nausées ou mal à la tête, appelez les pompiers immédiatement, d’accord ? Et demain matin, si vous le pouvez, reposez-vous.
— D’accord, concède Cloé de mauvaise grâce. Combien je vous dois ?
Ils ont roulé vers le sud, pour arriver enfin là où habite Laval ; petit immeuble modeste, coincé entre les quartiers résidentiels des bords de Seine et les cités mal famées des bords de rien.
Si, au bord de l’autoroute, des voies ferrées. Et du désespoir.
— Voilà, Gamin. Bonne nuit.
Le lieutenant Laval espérait un merci, pour avoir enduré tant d’heures à planquer en vain. Mais avec Gomez, mieux vaut ne jamais attendre les remerciements.
— Bonne nuit, à demain.
— Prends ta matinée, ajoute Gomez.
Laval est surpris. Finalement, il l’a, son remerciement.
— Roupille un peu, poursuit le commandant. T’as vraiment une sale gueule.
— Vous avez toujours un mot gentil, ça fait plaisir !
Le lieutenant claque la portière, Gomez redémarre aussitôt. À défaut d’apprécier une bonne nuit de sommeil, il appréciera sans aucun doute une bonne douche.
Il roule vite, bien au-delà de la limite autorisée. Non qu’il soit réellement pressé de rentrer.
La retrouver est un bonheur. Mais c’est aussi un supplice.
Il roule vite, simplement parce qu’il aime la vitesse. Parce qu’il aime défier le destin.
Si seulement un pneu pouvait éclater et m’envoyer dans le décor. Me tuer, sur le coup de préférence. J’ai envie de mort, pas d’agonie. La vie, c’est déjà une lente agonie et rien d’autre. Une marche forcée vers l’issue fatale.
On vient au monde sans l’avoir demandé, on va à la mort sans l’avoir choisi. Pas la peine d’en rajouter.
Il allume une clope, baisse la vitre. Le compteur s’affole jusqu’à atteindre des sommets.
Il suffirait d’un écart, d’un simple écart. Un petit coup de volant. Léger, rien du tout.
Mur ou pilier d’un pont, de plein fouet. Final éblouissant.
Alexandre hésite.
Je n’ai pas le droit, elle a besoin de moi.
Bel alibi pour un coupable magnifique.
Bel alibi pour un crime imaginaire. Ce manque de courage, cette lâcheté quotidienne.
Personne n’est irremplaçable, surtout pas moi. La tuer et me tuer juste après.
Le volant garde la trajectoire, le pied se fait moins lourd sur la pédale.
Trop tard, une Mégane de la BAC lui colle au train. Gomez sourit, jette son mégot et accélère à nouveau. Il va les balader un peu, leur apprendre à conduire une caisse.
Il tourne à droite dans un dérapage qui mange la moitié de la gomme. Les jeunots de la BAC sont encore derrière, mais il est obligé de ralentir pour ne pas les distancer et gagner trop vite la partie. Les amusements sont si rares…
Ces couillons ont mis la sirène, histoire de réveiller les bonnes gens avant l’heure.
Droite encore, gauche ensuite. Ça y est, il les a semés. Record battu : moins de quatre minutes !
— Game over , les gars !
Il rallume une clope, se met à rire tout seul. Comme un con.
Dans quelques instants, ils auront l’identification de la plaque, si toutefois ils ont réussi à s’approcher suffisamment pour la déchiffrer. Ils découvriront alors avec stupeur qu’ils ont poursuivi la voiture d’un flic du département voisin.
Au moment où Gomez reprend la bonne direction pour rejoindre son appartement, il croise un autre véhicule sérigraphié. Le Scénic exécute un demi-tour spectaculaire pour le prendre en chasse.
Mais Gomez est fatigué. Pas envie de s’amuser avec ceux-là aussi. Surtout que le réservoir de la 407 est quasiment vide.
Il stoppe la Peugeot le long d’un trottoir et coupe le contact. Ses collègues s’arrêtent juste derrière et mettent quelques secondes à descendre. Le conducteur reste à bord, tandis que les deux autres s’approchent de la voiture, arme au poing.
— Jetez les clefs et mettez les mains sur le volant !
Gomez s’imagine alors en train de tomber sous les tirs de la Police française, victime d’une bavure retentissante.
Séduisant.
Mais ils seraient capables de le rater et de lui loger une balle au mauvais endroit.
Beaucoup moins séduisant.
Il jette donc la clef par la vitre ouverte et pose sagement ses mains sur le volant. À défaut de mourir en héros, il va continuer à se distraire un peu.
Un des deux flics ouvre la portière, tandis que l’autre le tient en joue.
— Descends ! hurle le premier.
— Pas de geste brusque ! s’écrie le second.
— Du calme, les gars. Restez cool. Je suis prêt à coopérer.
Le troisième larron quitte à son tour la voiture pour se joindre aux autres. Une femme, très jeune. Gomez est surpris ; il n’y en a pas beaucoup affectées au sein de la BAC.
— Allez, descends, connard !
Gomez enclenche le mouvement, les deux types le sortent de force de l’habitacle et le plaquent sur le sol.
Viril.
On lui passe les menottes, il reçoit au passage un coup de pied vicelard dans les côtes avant d’être relevé sans ménagement. En apercevant l’écusson qui orne leur uniforme, un aigle à tête blanche, Gomez comprend qu’il a affaire à la BAC 91.
Il se retrouve en face du chef de ce groupe d’éboueurs de la nuit. Un brigadier, petit et trapu, avec une gueule patibulaire, qui commence à le fouiller. Il se fige lorsque sa main se pose sur le pistolet simplement glissé à l’arrière de la ceinture du jean de Gomez.
— Il est armé !
— Et alors ? rétorque Alexandre. Vous êtes armés, vous aussi. Pourquoi pas moi ?
— Ta gueule, connard ! Où sont tes papiers ?
— J’ai dû les oublier malencontreusement chez moi.
— C’est dommage, ça, connard !
— J’admire votre vocabulaire très étendu, messieurs. Connard semble y tenir une place de choix !
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