Elle soulage sa vessie et décide de boire un grand verre d’eau fraîche avant de se recoucher. Elle entend un bruit derrière elle, sursaute.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? demande Bertrand.
— J’avais soif. Mais il n’y a plus d’électricité. Sans doute une coupure.
— La rue est éclairée, pourtant… Où est le compteur ?
— Dans le garage.
— J’y vais, retourne te mettre au chaud. Cette maison ressemble à un frigo !
Il s’habille à la va-vite, tandis qu’elle se glisse sous la couette en attendant le retour de son homme. Elle pose son crâne douloureux sur l’oreiller, a juste le temps d’entendre la porte d’entrée s’ouvrir puis se refermer avant de se rendormir.
Le silence est parfait. Trop, peut-être.
Cloé allonge son bras gauche, s’aperçoit que Bertrand n’est pas là.
La coupure d’électricité, le compteur… Sur l’écran du téléphone, elle découvre qu’il est 4 h 45.
Il est parti depuis une demi-heure.
— Bertrand ?
Le silence fait tragiquement écho à son appel.
— Chéri ?
Elle a parlé plus fort, n’obtient toujours aucune réponse. Elle commence à trembler, tente d’allumer la lampe de chevet.
Il n’est pas revenu, l’électricité non plus.
Elle doit aller voir ce qui se passe. Mais l’angoisse la cloue dans ce lit froid. L’Ombre se dessine doucement devant ses yeux. Plus noire encore que les ténèbres.
— Bertrand, réponds, merde !
Elle vient de hurler. Elle claque maintenant des dents et ce n’est pas seulement parce que le chauffage a été coupé.
Reste calme. Il doit avoir du mal à trouver la panne, voilà tout.
Mais la peur est tout sauf rationnelle.
Cloé puise au fond d’elle-même le courage de s’extirper du lit, comme si elle quittait un abri sûr pour s’aventurer dans un monde hostile.
Pieds nus, un peignoir sur le dos, elle avance doucement dans le couloir.
— Bertrand ? Tu es là ?
Dans l’entrée, elle essaie bêtement d’allumer le lustre. Elle tente de contrôler les spasmes qui font s’entrechoquer ses dents et se maudit en silence.
Je suis ridicule.
Sur le perron, la lumière de la rue la rassure un peu. Seulement un peu.
— Bertrand ?
Un petit vent la nargue et finit de la glacer. Elle repart en arrière, enfile sa paire d’escarpins.
Une seconde, elle s’imagine, à l’aube, sur le perron de sa maison, en peignoir blanc et escarpins noirs. Mais elle a bien d’autres choses à imaginer.
Bertrand mort. Assassiné par l’Ombre.
Elle descend la volée de marches, bifurque à gauche vers le garage. Elle devine la porte grande ouverte sur un trou noir.
Figée sur le seuil, elle écoute attentivement le silence.
— Chéri ?
Aucun bruit, sauf celui du vent dans les branches et celui du moteur d’une grosse cylindrée qui rugit dans une rue voisine. Elle ose deux pas à l’intérieur du garage vide puisque sa voiture est restée dans le parking souterrain de l’Agence.
Elle respire fort, l’air froid brûle ses poumons. La voix dans son crâne se fait plus persuasive.
Fais demi-tour pendant qu’il est encore temps !
Prête à s’enfuir, elle pivote. Et tombe alors nez à nez avec son cauchemar.
Immense, l’homme est habillé tout en noir, capuche sur la tête.
Cloé pousse un hurlement affreux, part en arrière. Sa cheville se tord, elle perd l’équilibre. Sa tête percute quelque chose de dur, le choc est violent.
Respiration coupée net, chaleur intense qui embrase son corps, explose dans son cerveau.
Elle ouvre à moitié les paupières, discerne l’Ombre qui se penche sur elle.
Elle voudrait parler, lui demander où est Bertrand.
Que lui avez-vous fait ? Qu’allez-vous me faire ?
Mais aucun mot ne franchit ses lèvres pourtant ouvertes.
L’homme est tout près d’elle. Il lui semble apercevoir le bas de son visage. Il lui semble qu’il sourit.
Et puis ensuite…
Le gyrophare orange se reflète dans le rétroviseur intérieur. L’heure des éboueurs. L’heure d’aller se coucher, sans doute.
La voiture rechigne un peu, finit enfin par démarrer. Laval se réveille en sursaut, met un instant à se souvenir qu’il n’est pas dans son lit.
— Vous l’avez vu ?
— Non, répond le commandant. Je te dépose chez toi.
Laval bâille, ses paupières se referment.
— Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Pioncer un bon coup.
— Non, je veux dire pour le mec.
— Il ne perd rien pour attendre !
— Je m’en doute, soupire Laval. Putain, j’ai mal aux reins…
— Tu demanderas à ta femme de te faire un bon petit massage.
— Sauf que je suis pas marié, rappelle le jeune lieutenant.
Deux types complètement saouls titubent le long du trottoir, Gomez fait un écart. Bientôt, il sera chez lui, dans son appart un peu sordide. Mais près d’elle, au moins. Il sait qu’il ne trouvera pas le sommeil réparateur. Des mois qu’il le cherche en vain.
L’aube ne tardera plus, mais ne lui fera pas l’aumône du moindre réconfort.
Ce moment si particulier entre la nuit et le jour. Entre deux mondes si différents.
L’heure où les ombres se détachent de l’obscurité.
Avant même que le rideau se lève, la douleur la rattrape, au sortir de ce rêve bizarre, ce cauchemar plutôt. Peuplé de cris, d’ombres ricanantes. De tisonniers incandescents qui lui ont ouvert le crâne de part en part.
Derrière ses paupières closes, elle devine une lumière. Une voix, aussi. Qui la ramène à la vie.
L’Ombre, la chute.
— Allez, ouvre les yeux, chérie…
Il est encore là, il vaut mieux que je continue à faire la morte.
Mais la voix se montre plus autoritaire, la forçant à quitter les coulisses.
— Réveille-toi !
Elle obéit enfin, tombe sur le visage inquiet de Bertrand. Les souvenirs se précisent, elle se met à trembler. Réalise alors qu’elle est bel et bien dans son lit.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? murmure-t-elle avec difficulté.
— Je ne sais pas, avoue Bertrand. Tu as dû tomber et te cogner la tête, je suppose.
— Il est parti ?
— Qui ?
Soudain, c’est la peur qui l’emporte. Cloé se tétanise de la tête aux pieds.
— Il est là !
— Du calme… Qui est là ?
— Le type, je l’ai vu dans le garage !
— Calme-toi, je t’en prie. Tu es tombée, c’est tout. C’est ma faute.
Bertrand l’aide à s’asseoir, cale deux oreillers dans son dos. Elle tourne la tête vers le réveil qui clignote, ressent une douleur fulgurante dans l’épaule.
— Quelle heure il est ?
— 5 h 10. J’ai appelé un médecin, il sera là d’une minute à l’autre.
— Je ne veux pas de médecin, je te dis que je l’ai vu !
— S’il te plaît, essaie de te calmer. Il n’y a personne d’autre que toi et moi, ici.
Il a pris sa main dans la sienne, la serre très fort.
— Où étais-tu ? reproche-t-elle soudain. Je ne t’ai pas vu revenir, je suis sortie et…
— Je sais, pardonne-moi. Au moment où j’ai soulevé la porte du garage, j’ai entendu une voiture freiner à mort dans la rue et puis le bruit d’un choc. Alors je suis sorti pour voir si c’était grave… Un mec un peu bourré qui a percuté la bagnole qui roulait devant lui.
— Y avait des blessés ?
— Non, rien que de la tôle froissée, explique Bertrand en continuant à tenir la main de Cloé. Mais aucun des deux types n’avait de formulaire de constat, alors ils m’ont demandé si je pouvais leur en filer un et il a fallu que je revienne ici prendre les clefs de ma voiture. Je croyais que tu t’étais rendormie, que tu ne t’inquiéterais pas de mon absence. Je leur ai donné le constat, je suis rentré et, en passant le portail, je t’ai entendue hurler. Je me suis précipité et je t’ai trouvée inconsciente. Je te dis pas la frayeur que j’ai eue !
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