Elle vient se planter face à lui.
— Quel genre de confidences te faisait mon mari ? murmure-t-elle d’une voix aiguisée. Des trucs du style elle est bonne, celle-là, tu devrais l’essayer… C’est ça, Éric ?
Il fixe ses chaussures, puis la porte. Envie soudaine de déguerpir.
— Et sur moi, que te disait-il ?
— Il t’aime, Gaëlle… Ça, il me l’a souvent rappelé. Lorsque je lui disais qu’il déconnait, il répondait qu’il t’aimait plus que tout !
— Pourquoi parles-tu de lui au passé ? Parce que tu penses que je l’ai assassiné ?
— Non, mais je conçois que les autres puissent avoir des doutes. Surtout à cause de ces trois mille euros…
— Ce fric m’appartient, rappelle Gaëlle. Je n’ai pas à me justifier devant les sous-fifres de mon mari… Ramenez-moi en cellule, lieutenant.
Il met du temps à revenir d’entre les morts. Lydia s’impatiente. Alors, elle décide de l’aider un peu. Elle prend de l’eau dans le creux de ses mains, lui asperge la figure. Enfin, ses paupières daignent se lever. Elle commençait à s’ennuyer.
— Coucou, Ben…
Cette voix le persécute dès son réveil. Après un défilé de cauchemars, la réalité lui tombe dessus, tout aussi terrifiante. Un fléau qui s’abat sur lui sans aucun moyen d’y échapper.
Il réalise qu’elle est dans la cage ; puis que son bras gauche est menotte à la grille. Évidemment.
— Alors, comment tu te sens ? T’as pas l’air en forme, tu sais… Pourtant, tu devrais être survolté !!
Très drôle… Elle est bourrée d’humour, en plus.
Il se remet dans une position plus orthodoxe, appuie son épaule meurtrie contre les barreaux. Ses yeux n’aspirent qu’à une chose ; se refermer. Il préfère encore ses abominables songes au visage de cette fille. Il grelotte, mordu par le froid ; s’aperçoit alors que sa chemise est ouverte.
— J’ai profité de ton sommeil pour refaire ton pansement, précise-t-elle.
Il ouvre la bouche, a un mal fou à parler. À articuler le moindre son. Il se concentre.
— T’en as surtout… profité pour… me tripoter…
Elle éclate de rire.
— Rassure-toi, Ben, je ne t’ai pas violé… Contrairement à toi, je n’abuse pas des gens. Ni des enfants…
Comment peut-elle passer aussi facilement du rire à la haine ?
Il revient sur son idée fixe.
— Tu… as réfléchi, Lydia ?
— Réfléchi ? Non. Je t’ai juste regardé dormir.
— Je ne dormais pas, j’étais évanoui…
— Qu’est-ce que ça change ? Tu es toujours aussi mignon…
— Je suis certain que t’es une fille à l’intelligence exceptionnelle Lydia…
— Continue ! J’adore quand tu me flattes !
— Je le pense vraiment. Les grands criminels sont en général intelligents ; mon boulot m’aura au moins appris ça…
— Tu oublies que le seul criminel ici, c’est toi !
— Non. Moi, je suis innocent. Et au fond de toi, tu le sais…
— Tu veux encore une petite série d’électrochocs, Ben ?
— Tu pourras… t’y prendre comme tu veux. Je ne… te dirai rien d’autre, Lydia. Rien d’autre que la vérité… À toi de décider, désormais… Soit tu laisses mourir un innocent, soit tu reviens à la raison.
Ses yeux de lave se froissent. Il se prépare à recevoir un nouveau traitement de choc. Mais soudain, elle sourit. Il s’attend au pire. Elle l’enferme à double tour, met les clefs au fond de sa poche. S’accroupit juste derrière lui.
— Au fait, Ben… J’ai le regret de t’apprendre que ta gentille épouse est en ce moment même en garde à vue !
Lorand se retourne, suppliciant son bras menotte. Son regard d’angoisse s’épingle dans celui de la jeune femme.
— Tes petits copains poulets sont venus la chercher ce matin, à la maison… Elle est interrogée. Soupçonnée apparemment d’être mouillée dans la mystérieuse disparition du commandant Lorand !
— Tu mens ! hurle Benoît.
— Pas du tout ! Ils viennent de l’annoncer à la radio… Tu parles ! Tous les journalistes sont à l’affût ! L’épouse modèle qui se débarrasse de son flic de mari…
— Tu mens ! gémit Lorand. Tu mens…
— Si tu veux, je te ferai écouter le prochain flash des infos… J’imagine que ton fils doit se sentir bien seul, à l’heure qu’il est ! Je te promets d’aller acheter le journal demain matin pour que tu lises l’article. Allez, passe une bonne soirée, mon cher Benoît !
Elle prend le chemin de l’escalier, satisfaite de sa prestation.
— Lydia ! Je suis innocent ! Il faut me croire !… Écoute-moi, s’il te plaît !
La lumière l’abandonne, la porte claque. Nouvel échec. Nouvelle angoisse.
Gaëlle… Ils n’ont pas pu faire ça !
Et pourquoi ? Il connaît son équipe. S’ils l’ont interrogée, c’est qu’ils avaient des éléments à charge, des soupçons…
Non, impossible. Pas Gaëlle…
Les larmes s’invitent une nouvelle fois au milieu du désert.
Rien à faire, il faut qu’il se fasse à l’idée.
Il va mourir dans ce gouffre. Seul et sans défense. Abandonné de tous. Châtié pour un crime qu’il n’a pas commis.
Et si c’était vrai ? Si c’était Gaëlle qui…
Le désespoir lui plante ses canines acérées en plein cœur.
Jeudi 30 décembre, 9 h 30
La soif est pire que tout.
La gorge remplie de sable ; le robinet mal fermé, qui goutte dans le lavabo, si près et pourtant hors de portée. Un supplice raffiné.
Benoît tire machinalement sur son poignet menotte. Comme s’il pouvait briser le bracelet métallique qui l’empêche de se désaltérer.
La balle est toujours dans sa chair, bien au chaud au creux de son épaule qui le tourmente sans relâche.
S’il sort de là, il ne recouvrera peut-être pas l’usage de son bras droit.
Mais tu ne sortiras jamais, Ben… Jamais…
Mieux vaudrait se résigner. Laisser la vie prendre doucement congé.
Le visage de Jérémy vient le rappeler à l’ordre. Lutte. Jusqu’au bout. Jusqu’à la mort. Ne capitule jamais.
Tant que ton cœur bat, que le sang circule dans tes veines ; tant que tes paupières sont capables de s’ouvrir. Tant que le jour se lève encore pour toi…
Tant que tu sais encore qui tu es, n’abandonne pas…
Oui, il sait encore qui il est. Comment il s’appelle. Mais dans quelle interminable journée il erre, ça, il ne s’en souvient plus. Ce qu’il redoutait s’est produit ; il a perdu la notion du temps.
Mercredi ? Jeudi ? Vendredi ?… Déjà l’année suivante ou…
Impossible de le savoir. Il a beau harceler son cerveau léthargique, il ne trouve pas la réponse.
Ses derniers repères ont volé en éclats. Il divague dans un labyrinthe sombre, slalome entre les stalactites de glace. À chaque fois qu’il croit avoir découvert une issue vers la liberté, il se heurte de plein fouet à une vitre invisible.
Soif, faim, froid, douleur, solitude et angoisse.
Il ignore qu’il subit cette abomination depuis dix-sept jours, déjà. Il ignore surtout pourquoi.
Un étage au-dessus, Lydia avale son café. Et un anxiolytique en guise de sucrette.
Elle n’a quasiment pas dormi. Parce que ses certitudes s’effritent ; comme un vieux mur en plâtre qui a pris l’eau.
Comment a-t-il pu se prétendre innocent, même sous la torture ? Où a-t-il puisé le courage ?
Elle continue à se bouffer les doigts, essaie de contrôler les mouvements nerveux de sa jambe.
Une voix hurle dans sa tête. Une voix familière qui lui intime des ordres. Depuis quinze ans. Ne cède pas. Retrouve-moi… Sors-moi du néant.
Elle saisit le médaillon d’Aurélia, accroché autour de son cou, sur la même chaîne que le sien. Elle le contemple un instant, se remet enfin sur le droit chemin.
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