Un effort plus tard, il est debout, dos à la grille. Elle le libère de ses bracelets chromés, lui administre une petite piqûre de rappel.
— Profite bien de ce dîner, Ben… Parce que ça risque fort d’être ton dernier repas !
— Merci du conseil !
— Je suis allée t’acheter des vêtements propres, aussi. Il retombe sur la couverture, juste en face du plateau.
Observe sa tortionnaire, tandis qu’elle fait passer les fringues dans la cage.
— Tu peux prendre une douche, les pansements sont imperméables.
Une de ses obsessions ; qu’il prenne une douche ! Qu’il souffre et qu’il crève, oui. Mais propre…
— Génial bougonne-t-il.
— Bon appétit, Ben !
Hôtel de police, 20 heures
— Le proc est d’accord, annonce Djamila en pénétrant dans la tanière de Fabre. Il veut qu’on l’interroge.
— Parfait. On ira la voir demain matin, dans ce cas…
— OK… Vous croyez vraiment que ça peut être elle ?
— Vous savez, capitaine, j’ai vu toutes sortes de choses dans ma carrière… Plus rien ne peut m’étonner, je crois ! Cette femme a toutes les raisons d’en vouloir à son mari…
— Mais pourquoi ne pas simplement divorcer, dans ce cas ?
— Je sais pas… Par peur de manquer de fric… Par peur du déshonneur, aussi. Divorcer, c’est avouer que son couple a échoué ! Réfléchissez un instant, capitaine ; quand on retrouvera le corps de Lorand, on lui filera sans doute une promotion à titre posthume. Vu qu’il est déjà commandant, il sera élevé au grade de commissaire… Ajoutez à ça une ou deux médailles et Gaëlle est assurée d’une confortable pension de réversion jusqu’à la fin de ses jours ! Et puis, elle devient la veuve d’un brillant officier de police, un héros…
— Vous avez raison, admet Fashani.
— Eh oui, je ne suis pas si périmé que ça ! dit-il en riant. Pas du cerveau, en tout cas !
Elle sourit, un peu embarrassée.
— Je m’excuse… Je suis un peu vive, parfois. Un peu blessante !
— C’est oublié, prétend-il.
— J’aurais jamais pensé que Gaëlle puisse faire une chose pareille…
— Eh ! Je vous rappelle que pour le moment, elle n’est que suspectée, pas coupable ! Même pas mise en examen ! Alors n’allez pas trop vite en besogne… La présomption d’innocence, ça vous dit quelque chose ?!…
— Oui, bien sûr… Mais les éléments que nous avons découverts aujourd’hui ne pèsent pas en sa faveur. En y réfléchissant, l’autre jour, lorsqu’elle m’a dit qu’elle savait pour Benoît et moi, je… Je l’ai trouvée tellement froide, tellement brutale… J’aurais dû y penser plus tôt.
— Vous savez, c’est un peu vous qui m’avez mis sur la piste.
— Vraiment ? s’étonne Djamila en allumant une cigarette.
— Oui. Justement lorsque vous m’avez rapporté votre discussion avec M me Lorand… Vous m’avez confié tout ça. Qu’elle était froide, brutale…
— Je ne m’en souviens plus… Mais si j’ai pu aider même sans le savoir à faire progresser l’enquête, je m’en réjouis.
Il somnole sur sa couverture, comme un chien au fond de sa niche.
Un clébard, oui. Tombé dans les affres d’un laboratoire d’expérimentation. Heureusement, la douleur est un peu calmée, grâce aux médicaments sans doute.
Vrai qu’elle veut le maintenir en vie. Bientôt, elle lui collera une perfusion dans le bras !
Il a quelque chose dans l’estomac, a fait un rapide passage sous l’eau chaude, avant qu’elle ne débranche le cumulus.
Il pourrait presque trouver le sommeil. Presque.
S’il n’avait pas si peur…
Non, elle ne reviendra pas le persécuter cette nuit. Il est trop faible encore. Ce sera pour demain.
Il essaie encore de se réfugier dans les bras de Morphée, à défaut de ceux de Gaëlle.
Son esprit s’évade, à défaut de son corps.
Il hésite à se laisser aller, somnole, délire. Il est chez lui, au chaud dans sa maison, entouré de ses proches. Heureux, comblé. Alors qu’avant, il nourrissait d’autres rêves.
Avant, être chez lui, près des siens, ne suffisait pas à son bonheur.
Avant… Mais maintenant, c’est son vœu le plus cher. Son nirvana.
Soudain, il rouvre les paupières. Sa respiration s’accélère.
Ça y est, il se souvient enfin. Du 6 janvier 1990.
Mercredi 29 décembre, hôtel de police, 10 heures
Le lieutenant Éric Thoraize fait irruption dans le cagibi du Parisien, avec la mine d’un pitbull qui s’est levé de la patte gauche.
— Vous pouvez m’expliquer ce qui se passe ? aboie-t-il d’emblée.
— Bonjour, lieutenant, répond calmement Fabre. Pourquoi cette colère soudaine ?
— Pourquoi ?! Je viens de voir Fashani conduire Gaëlle Lorand dans la salle d’interrogatoire ! Voilà pourquoi !
— Et alors ?
— Pourquoi vous l’avez emmenée ici ?
— Nous avons des questions à lui poser, lieutenant…
— Des questions ? Quelles questions ?
Fabre prend la tangente, direction la machine à café. Mais Thoraize ne le lâche pas d’une semelle, toujours accroché à ses mollets, babines retroussées, crocs dehors.
— Vous buvez quelque chose ? propose le commandant.
— Répondez-moi ! exige Éric en haussant encore le ton.
— Du calme, lieutenant… Ne croyez pas que ça m’amuse… Mais il faut que vous sachiez que de forts soupçons pèsent sur M me Lorand.
— Des soupçons ? répète bêtement Thoraize. Mais… Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?!
— Écoutez, nous sommes allés à son domicile ce matin, nous avons commencé à lui poser des questions, mais elle nous a envoyés balader ! Aussi ai-je jugé indispensable de la conduire au commissariat… Si elle a des choses à nous confier sur la disparition de son mari, elle craquera plus facilement ici que chez elle…
— N’importe quoi !
— Vous voulez m’apprendre mon métier, lieutenant ?! La première règle, c’est sortir le suspect de son univers familier pour lui faire perdre ses repères, le rendre plus fragile…
— Vous délirez ! Je connais Gaëlle depuis des années, elle n’a rien à voir dans la disparition de Ben !
— Dans ce cas, elle sera très vite de retour chez elle, ne vous inquiétez pas…
— Vous pensez qu’elle n’a pas suffisamment souffert comme ça ? s’indigne Thoraize.
— Je fais juste mon boulot, précise Fabre en se dirigeant vers la salle d’interrogatoire.
— Qu’est-ce que vous avez contre elle ? Et pourquoi vous ne m’avez pas informé ?
— Vous étiez de repos, hier. Je comptais donc vous en parler aujourd’hui… Mais allez donc jeter un œil au dossier. Il est sur mon bureau, faites comme chez vous !
Fabre et Fashani entrent dans la pièce où règne une pénombre propice aux confessions. On s’attendrait presque à y voir débarquer les flics en soutane plutôt qu’en uniforme…
Leur prévenue, assise à la petite table en Formica, les interpelle vivement dès qu’ils ont refermé la porte.
— Je peux savoir pourquoi vous m’avez emmenée ici ? Et qui s’occupe de Jérémy ?
— Un de mes hommes l’a confié à tes beaux-parents, indique Djamila. Ne t’inquiète pas.
— Nous avons quelques questions à vous poser madame, enchaîne Fabre. Comme je vous l’ai dit ce matin, je…
— Qu’est-ce que c’est que cette façon de débarquer chez moi à huit heures du mat’ et de me traiter comme une criminelle ?! s’offusque Gaëlle. Vous ne croyez pas que ce que je vis en ce moment est déjà assez dur comme ça ?
— Ce sera justement ma première question, madame Lorand… La disparition de votre époux ne semble pas vous toucher outre mesure. Votre comportement n’a guère changé, vous avez même refusé l’aide de notre psychologue…
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