Depuis cette première rencontre, ils se livraient un combat sans merci. Car ils étaient forts, l’un comme l’autre. Car aucun des deux ne voulait s’avouer vaincu.
Il avait trouvé son unique faiblesse. L’addiction.
Il l’avait bâillonnée en lui fournissant sa dose et son tabac. En la forçant à se prostituer. La seule façon de la soumettre. De la contrôler. Ou presque. Et ça lui faisait mal, à Marianne. Tellement mal…
L’auxi vint débarrasser le plateau. Justine lui souhaita une bonne nuit, s’inquiéta de son moral. Solange prenait la relève ; les détenues auraient des cauchemars plein leur nuit.
Marianne fit un brin de toilette. Elle laissa la lumière du lavabo allumée ; pas envie d’obscurité. Elle s’allongea pour écouter pleurer le ciel. Si fatiguée. Comme si elle avait vécu de trop longues années. Si lasse d’exister.
Le 20 h 20 rasa les murs de la prison, grondant sous l’orage.
Quand elle rouvrit les yeux, elle s’étonna du silence. Elle comprit qu’elle avait dormi longtemps. Elle le devina dans la pénombre. Assis près de la table. Comment avait-elle pu ne pas entendre la clef dans la serrure ?
— Pourquoi tu ne m’as pas réveillée ?
Il alluma une cigarette, elle vit ses yeux à la lueur de la flamme du briquet. Coucher de soleil sur l’océan.
— Tu as besoin de récupérer. Et puis je ne suis pas pressé. Pariotti est déjà passée. Je me suis planqué dans les chiottes !
— Je ne me suis rendu compte de rien, murmura Marianne. Je suis tellement crevée…
— Pourtant, elle a allumé et même tapé contre la porte !
— Comme d’hab’…
Elle se leva enfin, s’étira puis vint s’asseoir en face de lui.
— T’as apporté ce qu’il faut ?
— Une cartouche et deux grammes.
Il alluma sa Maglite. Elle aperçut les cadeaux sur la table. La seringue et le garrot, en prime. Mais aussi… Elle écarquilla les yeux. Un sac entier de victuailles !
— J’ai vu la gueule des plateaux, ce soir, ajouta-t-il en souriant. Je suis certain que tu n’as rien avalé… Je me trompe ?
Il avait même apporté une canette de soda, comme elle aimait. Avec la torche en guise de chandelle, ils partagèrent un drôle de repas. Lui aussi semblait affamé.
— T’as pas mangé, toi non plus ?
— Non… Je n’ai pas eu le temps de descendre au mess.
Une fois rassasiée, elle entama sa cartouche. Tout était parfait. Sauf que maintenant, il fallait payer l’addition. Les piles de la lampe rendirent l’âme, ils se retrouvèrent enveloppés de pénombre. Seuls le néon de la salle d’eau et le lampadaire de la cour les sauvaient du noir complet.
— Tu sais à quoi je pensais, avant de m’endormir ? Au soir où je suis arrivée ici… Quand tu m’as filé ton paquet de clopes et ton briquet.
— Tu l’as gardé ?
Elle hésita.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Je sais pas. Parce que c’était un cadeau, peut-être. On ne jette pas un cadeau !
Silence, quelques minutes. Puis Marianne se lança.
— Je voulais te dire… Pour tout à l’heure… Merci de m’avoir tirée de là…
— Je vais pas laisser ces crétins faire la loi chez moi !
— Je… Je vais avoir des ennuis, tu crois ?
— Non, puisque j’ai récupéré la seringue et le garrot. Au fait, ce type semblait te connaître… Celui qui avait une belle gueule…
— Oui. C’est… C’était un des matons à la centrale de R.
— Pourquoi étais-tu aussi… effrayée par ce mec ? Je t’avais jamais vue comme ça.
— C’est… Il faisait partie… du commando punitif quand… C’était le pire de tous.
— J’ai compris, coupa Daniel pour écourter son supplice. C’est fini, maintenant.
Il saisit sa main, elle fit le tour de la table. Il se leva à son tour. Il avait eu le temps de penser à ce moment. Une heure à la contempler dans son sommeil. À attendre, laisser l’incendie se propager.
Reprendre les vieilles habitudes. Le commerce. Voilà ce qu’il s’était juré de faire. Comme avant. Avant cette nuit où il avait franchi la limite interdite.
Pourtant, il prit son visage entre ses mains. Il la regardait, dans la tendre lueur qui baignait la cellule. Juste assez pour admirer le noir mélancolique de ses yeux. En face des siens.
Ne pas céder. Sinon, elle deviendrait incontrôlable. Sans rien dire, il appuya sur ses épaules pour qu’elle se mette à genoux. Même pas la force de lui demander. Mais elle avait compris. Défaisait déjà sa ceinture. Lui seul devait prendre du plaisir. Elle avait eu ce qu’elle voulait, ne devait rien obtenir de plus. Rien que les chaînes pour l’entraver. Il ferma les yeux, ne put s’empêcher de caresser ses cheveux. Pourquoi cette impression de commettre une chose horrible, alors ? Pire que quand il l’avait frappée…
Le plaisir fut foudroyant, il s’accrocha à la table. Retomba sur la chaise, tandis qu’elle disparaissait derrière la cloison. Elle revint au bout d’une minute, alluma une autre cigarette puis laissa tomber son jean et s’allongea. Invitation silencieuse. Pourtant, il ne bougea pas, encore sous le choc. Les minutes passèrent dans un silence absolu.
— Je vais finir par m’endormir, murmura soudain Marianne.
Il s’approcha enfin. Elle était tellement belle. Tellement à lui. Trop, peut-être. Assis sur le rebord du lit, il fit remonter sa main sur sa jambe. La tentation était si grande. Un seul geste, un seul regard et tout basculerait. Mais s’il se sauvait maintenant, elle prendrait cela pour un échec. Une faiblesse. Comprendrait peut-être ce qui le rongeait.
Il déboutonna sa chemise pour gagner du temps. L’uniforme d’été. Juste une chemise bleu ciel, assortie à ses yeux.
Il suffisait de s’allonger sur elle. Toujours au-dessus. Mais jamais il ne l’autorisait à une position dominante. Interdit par leur règlement tacite. Elle aurait peut-être le réflexe de passer ses bras autour de lui ; ça aussi, interdit. Il le lui rappellerait en plaquant ses poignets sur le matelas. Simple. Il suffirait ensuite qu’il la prenne. Elle aurait juste un peu mal, comme à chaque fois qu’il pénétrait ce territoire aride de désir.
Si simple… Mais ce soir, ça lui semblait impossible. Il avait envie de l’embrasser. Plus que tout. Interdit.
Envie de la serrer contre lui. Interdit. Il ne devait jamais oublier ce qu’elle avait commis. Le danger qu’elle représentait. Il était presque en mission.
Marianne avait fermé les yeux. Ne comprenait pas pourquoi il mettait tant de temps. Elle pensait au fixe qu’elle allait s’offrir juste après son départ. Croisière de rêve… Mais le chef ne se décidait pas à passer aux choses sérieuses.
— Qu’est-ce que tu as ?
Sans répondre, il s’allongea près d’elle. Le lit était vraiment trop étroit pour deux.
— Eh ? T’as une panne, c’est ça ?
Elle voulut vérifier par elle-même mais il arrêta sa main.
— Tu sais, si tu peux pas continuer, tu devrais partir. Parce que l’autre folle ne va pas tarder.
— Non. Elle ne repassera pas avant des heures… et c’est moi qui décide quand je pars.
Elle se leva, prit une cigarette.
— Apporte-moi une clope, ma belle.
Elle obtempéra, lui tourna le dos, en équilibre sur le bord du matelas.
— Ce sont des choses qui arrivent ! chuchota-t-elle avec un sourire frondeur qu’il devinait dans le ton de sa voix. Ça arrive tout le temps et à plein de mecs !
— Qu’est-ce que tu y connais, toi, aux mecs ? Tu es si jeune, ma belle. Tu n’as pas dû en connaître beaucoup des mecs…
— Tu te trompes ! protesta-t-elle en y mettant tout son cœur.
— Tu n’as jamais su mentir… Et puis, je n’ai pas de panne, comme tu dis.
Читать дальше