Tout juste échappée des geôles de la centrale et des griffes des gardiens assoiffés de vengeance. Les plaies fraîchement recousues. La façade à peine retapée.
Deux surveillantes s’occupent de la nouvelle arrivante dans cette maison d’arrêt inconnue, à S. Son nouveau bagne. Sa sanction en attendant le procès de la Françoise. De toute façon, il fallait l’évacuer de R. Ici, elle n’aura plus les clefs de sa cellule, plus le droit de se balader dans la taule à longueur de journée. Ici, ce sera l’enfermement vingt-deux heures heures sur vingt-quatre.
Marianne s’est déshabillée, une matonne procède à la fouille, pendant que l’autre monte la garde au fond de la salle. Dehors, juste derrière la porte, deux matons armés de matraques. Dispositif hors du commun.
Ils ont peur de moi ! songe Marianne pour se réchauffer. Putain, qu’il fait froid ! Pourtant, le printemps est là, déjà. Penser aux saisons dont elle n’a plus grand-chose à faire depuis qu’elle est dedans. Penser à n’importe quoi pour ne pas subir de plein fouet l’humiliation. Pourtant, elle devrait être habituée, maintenant.
La gardienne prend son temps, regarde les marques laissées par ses collègues avec une mine réjouie. Ici comme là-bas, elle est objet de haine. Solidarité pénitentiaire. Enfin, l’autre a terminé sa besogne. Son viol légal.
Marianne remet ses vêtements. Abandonnée dans ce frigo, un poignet menotté à un anneau scellé au mur, elle rêve d’une cigarette, d’un repas chaud, d’un café. D’un lit, même pourri. Ce voyage était si long. Des kilomètres chaotiques, à l’arrière d’un fourgon, en compagnie de deux gendarmes indifférents.
Ils vont me laisser moisir ici toute la nuit ? Même pas. Ils vont me descendre direct au cachot et me flanquer une raclée. Ils finiront bien par me tuer. Je suis tout de même pas immortelle.
La porte s’ouvre enfin. Une femme entre, suivie d’un homme. La surveillante reste sur le seuil. Une blonde, les cheveux mi-longs, au carré. Traits tout en douceur. Ça doit cacher quelque chose. L’homme s’approche. Immense, costaud. La première chose qu’elle remarque, ce sont ses yeux. Aussi bleus qu’un ciel d’été. Elle se lève en s’aidant du mur. C’est toujours mieux de les affronter debout. On se sent toujours plus digne debout. Plus fier.
— Alors c’est toi, Marianne de Gréville…
Il n’a pas l’air commode. Plante son bleu glacé dans son noir ténébreux.
— Je m’appelle Daniel Bachmann, annonce-t-il d’une voix calme. Je suis le gradé du quartier femmes. Et voici Justine Féraud, la surveillante de garde cette nuit…
Il a parlé avant de cogner. Mais elle n’est pas rassurée pour autant. Y en a qui ont besoin de préliminaires. Pourtant, elle garde un visage froid comme la mort. Il s’allume une clope, elle hume avec délice l’odeur du tabac.
— Je dois t’informer que le directeur a décidé pour toi de mesures toutes particulières. Tu seras placée en isolement. Tu n’auras ni le droit de travailler, ni celui de participer aux différentes activités proposées par l’établissement…
L’angoisse étreint la gorge de Marianne.
— Si je ne peux pas travailler, comment je vais cantiner ?
— C’est pas mon problème… Tu n’as pas d’argent ?
— Non… Je n’ai jamais eu un seul mandat.
— Dans ce cas, tu te passeras de tout. Fallait réfléchir avant de démolir une gardienne.
Elle reste calme malgré les sanctions qui pleuvent déjà. Inutile d’envenimer la situation. Elle est si fatiguée.
— Tu ne pourras pas quitter ta cellule sans être menottée.
— Menottée ? répète Marianne avec effroi.
— Oui, menottée. Ça aussi, c’est une mesure spéciale… Tu as une autre question ?
— Non, monsieur.
Il semble un peu surpris par son respect, sa politesse. Ça détonne avec son regard incroyablement dur.
— Je te préviens ; si tu nous fais chier, je t’en ferai passer l’envie. C’est clair ?
— Oui, monsieur.
— Parfait.
Il n’insiste pas. Ne profite pas de la situation pour l’écraser ou l’humilier. Peut-être une ruse ? Il cache sans doute son jeu. Il la détache du mur.
— Tourne-toi.
Il lui passe les menottes, remarquant au passage les traces sur ses poignets. Sa peau entaillée et violacée. Il l’empoigne par un bras ; ils quittent la pièce, Justine devant, qui n’a pas encore ouvert la bouche. Couloirs interminables, escalier immense. Série de grilles. Le chef tient toujours solidement son bras. A-t-il compris que, s’il la lâche, elle tombe ? Ils s’arrêtent devant la porte 119. Marianne ne comprend pas.
Le gradé ouvre, la conduit à l’intérieur puis lui ôte les bracelets.
— On va t’apporter ton repas…
Elle le dévisage avec étonnement, se laisse aller sur une chaise.
— Qu’est-ce qu’il y a ? La cellule ne convient pas à mademoiselle ?
— Je… Je ne vais pas au cachot ? murmure Marianne.
À son tour d’être étonné.
— Au cachot ? Pourquoi ? Tu n’as encore rien à te reprocher !
Justine fait alors entendre sa voix. Aussi douce que son visage. Le chant d’une rivière tranquille.
— Ils vous ont malmenée, c’est ça ?
Marianne lui sourit tristement. Malmenée ? Torturée, plutôt !
— Eh bien ici, nous ne ferons pas ça. Rassurez-vous. Désirez-vous voir un médecin ?
Marianne croit rêver. Ce serait vraiment fini ?
— Non, madame.
— T’es sûre ? insiste le chef. Tu tiens à peine debout !
Elle a quelque chose de surprenant. Il pensait rencontrer un monstre hystérique. Ou une femme brisée. Or il a, en face de lui, une jeune femme, très jeune, presque une gamine. Il lit la souffrance sur son visage, sa peau.
Mais dans ses yeux, davantage de puissance que de douleur. Il se doute de ce qu’elle a subi, surpris qu’elle soit si calme, si forte.
— Ils ont recousu ce qu’il y avait à recoudre. Pour les fractures, c’est trop tard…
— Tu crois que je vais pleurer ? rétorque le gradé.
— Non, monsieur. Votre pitié ne m’intéresse pas.
Il sourit de cette répartie.
— Je voudrais juste manger, s’il vous plaît. Et dormir.
— Ton repas arrive. Ensuite, tu pourras dormir douze heures si tu veux ! Comme tu n’as rien, je te ferai donner le paquetage demain. En même temps que tes affaires.
— Vous n’avez pas une clope, s’il vous plaît ?
Elle s’attend à un refus, mais en a trop envie pour ne pas tenter sa chance. Le chef sort un paquet de sa poche et le balance sur la table.
— Merci, monsieur.
— De rien. Je te recevrai demain, dans mon bureau. Tu verras aussi le médecin et monsieur Sanchez, le directeur.
Elle hoche la tête, prend une cigarette, étonnée de voir que le paquet est presque plein.
— Vous auriez du feu ?
Il dépose un briquet près des clopes.
— Comment tu fais pour fumer si tu n’as pas de fric ?
— Je travaillais en centrale…
— Je te l’ai dit, ici, tu n’auras pas le droit. Alors va falloir apprendre à te passer de cigarettes.
… Marianne grimpa sur sa chaise, il pleuvait doucement. Elle passa un bras entre les barreaux, pour goûter l’eau fraîche sur sa peau.
Elle l’avait trouvé attirant dès le premier instant. Mais ne se l’avouait que ce soir. Une voix calme et grave. Les épaules larges. Les yeux d’un bleu conte de fées. Parce que c’était un homme, aussi. Simplement pour ça, peut-être. Non. Pas simplement.
Il la traitait comme un être humain. Pas comme un numéro d’écrou. Même s’il se montrait parfois brutal. Avait-il le choix, finalement ? Il avait peur. Peur qu’elle n’amoche ses gardiennes.
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