Une grosse boule déforma la gorge d’Hermann. Franck l’aplatissait un peu plus à chaque mot.
— Vous m’aviez peut-être pris pour un crétin, monsieur le conseiller … Navré de vous décevoir !
— Vous êtes devenu fou, Franck… Complètement fou ! Vous allez tout perdre pour cette… fille !
— Non, j’ai juste ouvert les yeux. Et je vous conseille d’aller voir le ministre de ce pas. Histoire de lui apprendre que son chien de garde est devenu méchant… Marianne va quitter ce pays, vivante. Et je veux Laurine tout de suite. C’est clair ?
— Écoutez… Nous pouvons négocier…
— Négocier ? C’est exactement ce que je viens de faire. La peau de deux ministres contre la mienne et celle des gens qui comptent pour moi… Vous avez une heure pour me rendre ma fille, Hermann. Et priez pour qu’il ne lui soit rien arrivé. Si elle a la moindre égratignure, je vous égorge. Compris ?… Dans cinquante minutes je vous appelle pour vous indiquer où déposer ma gosse.
Franck fit volte-face et s’éloigna rapidement.
Hermann reprenait ses esprits. À son tour de courir un marathon cérébral.
Il téléphona au ministre. Lui exposa la situation en phrases concises. Droit au but. Dumaine était d’une intelligence exceptionnelle. En deux minutes, il trouva la solution. D’une effrayante simplicité. Ils étaient en guerre, désormais. Ils n’avaient plus le choix.
Heureusement pour eux, Hermann avait pris certaines précautions, lui aussi. Comme s’il avait senti le vent tourner. Il composa un autre numéro, distribua les ordres à la façon d’une sulfateuse.
Franck monta dans sa voiture. Tremblant de la tête aux pieds. Tentant de contrôler ses nerfs, il appela Laurent.
— Qu’est-ce t’as ? T’as une drôle de voix…
— Barrez-vous de la maison.
— Pardon ?
— Tirez-vous, tous les trois ! Allez n’importe où… Mais vérifie que vous n’êtes pas suivis.
— Tu me fais peur, là… Dis-moi ce qui se passe ?
— Pas le temps ! Obéis, je t’expliquerai plus tard. Ne rentrez pas tant que je ne vous ai pas rappelés, tu as compris ? Surtout, ne dis rien à Marianne. Simplement que vous allez faire un tour, OK ?
— Ouais, d’accord… Mais putain, explique-moi, Franck !
— Non. Plus tard. J’ai confiance en toi, Laurent.
Il raccrocha. Le visage de sa môme l’obsédait. Et s’ils s’en prennent à elle, maintenant ? Non. Ils n’oseront jamais. J’ai fait ce qu’il fallait pour la sauver. Ou peut-être tout le contraire.
Il passa ses mains sur son visage. Il errait dans un labyrinthe sombre.
Rat de laboratoire entre les mains expertes d’un chercheur sadique.
Il essaya de se concentrer. Le plus important était de récupérer Laurine. Mieux valait ne pas rester immobile pendant une heure. Il ne fallait surtout pas qu’ils mettent la main sur lui. Sinon, tout était fini. Faire le tour de la ville, pendant cinquante minutes. Ou se planquer dans un endroit sûr.
Il lorgna dans son rétroviseur. Rien. Aucune voiture suspecte. Mais le problème se présenterait lorsqu’il irait récupérer sa petite Laurine. Non, il trouverait la solution.
Comme toujours. Pourtant, les questions se bousculaient dans sa tête. Il avait peur. Peur d’avoir choisi le mauvais chemin.
*
Marianne rêvassait devant la fenêtre. Un peu fatiguée, aujourd’hui. Elle repensait à la semaine qu’elle venait de vivre. Quelques jours fantastiques. Elle en avait pris plein les yeux. Avait réalisé tant de rêves, en quelques jours. Franck l’avait conduite où elle avait voulu. D’abord, au lac de St-C., là où les cendres de Daniel avaient été dispersées. Il l’avait laissée seule pendant près d’une heure, respectant ses larmes. Puis ils s’étaient rendus au bord de l’océan. Des années qu’elle ne l’avait pas vu ! Ils y avaient passé une journée inoubliable. Comme deux amants en cavale. Deux amants sages, pourtant. Car Franck se contentait de gestes tendres, fugaces. Jamais plus.
Une semaine féerique, oui. Tant de lumière, de soleil, de ciel, d’oxygène. Une cuite de bonheur.
Franck n’allait pas tarder à revenir. Avec le passeport pour la liberté. Elle aurait dû sourire. Être heureuse d’approcher du but. Pourtant, elle ne souriait pas. Elle ne se sentait toujours pas prête.
Elle avait encore peur. Tellement peur. De tout. De se découvrir un avenir après avoir mis des années à accepter qu’elle n’en avait plus.
Peur d’elle-même comme de son ombre. Non, elle n’était pas prête. Morte de trouille, Marianne.
La nuit, elle pleurait encore. Lorsqu’elle se retrouvait seule et que tristesse et angoisses venaient l’étreindre avec force, tel un amant brutal. Elle ressemblait à ces animaux qui passent trop de temps en captivité au contact de leurs geôliers. Qui, lorsqu’on les relâche, rôdent longtemps autour de l’enclos. Tels des fantômes. À ces animaux qui ne s’adaptent plus jamais à la vie sauvage.
Allez, Marianne, saisis ta chance ! Tu peux y arriver ! Tu peux retrouver ta liberté !
La porte s’ouvrit, elle crut que c’était Franck qui revenait avec les papiers et l’argent.
— Salut, princesse, dit le capitaine. On va se balader…
— On n’attend pas Franck ? s’étonna-t-elle.
— Non… Il va rentrer tard. Allez, habille-toi.
— Je suis un peu crevée…
— Ben, on fera juste un tour en voiture, si tu préfères… J’ai pas envie de moisir ici et je peux pas te laisser seule. Allez, amène-toi !
Elle récupéra ses clopes, ses lunettes de soleil. Philippe patientait déjà sur le perron. Il y avait une drôle de tension dans l’air. Un truc bizarre. Elle grimpa à l’avant de la voiture, ils quittèrent la propriété aussitôt. Elle remarqua bien vite que Laurent gardait les yeux braqués dans son rétroviseur.
— Qu’est-ce qui se passe ? Vous m’avez l’air sacrément nerveux, tous les deux…
— Tu te fais des idées, princesse.
— Non, je crois pas… Vous vous êtes engueulés, c’est ça ? Et pourquoi tu regardes tout le temps derrière ? T’as peur d’être suivi ?
— Non, je t’assure…
Elle cessa de le questionner, pressentant qu’il n’allait pas tarder à s’énerver. Se concentra sur sa dose journalière d’extérieur. La méthode de Franck aurait pu marcher. Sauf qu’elle était toujours en prison, finalement. Prison de luxe, certes. Mais prison tout de même. Maintenant, elle ne craignait plus de sortir avec eux. Mais n’aurait pas osé mettre un pied dehors sans eux. Son espace s’était simplement élargi. La cour de promenade était plus grande. Simplement plus grande. Mais les barbelés étaient toujours là, autour d’elle. Tout comme les barreaux. Ces grilles qu’elle était la seule à voir, sans doute.
Ceux qui sont libérés y arrivent, Marianne… Alors, pourquoi pas toi ? Peut-être parce qu’elle n’était pas sortie par la grande porte. Qu’elle n’était qu’une fuyarde. Qu’elle serait toujours en cavale. Jamais tranquille, même à l’autre bout du monde.
Parce qu’elle n’avait personne à qui se raccrocher, personne qui l’attendait dehors. Parce qu’elle avait été privée de liberté avant même de connaître la vie. Parce qu’elle n’avait pas fini de payer pour ses fautes, qu’elles pesaient encore de tout leur poids en elle. Comme des boulets à ses chevilles, ceux qui entravent les bagnards.
Poursuivie, Marianne. Par une horde de remords. Par une file indienne de corbillards. Elle s’était sentie plus libre dans les bras de Daniel qu’au bord de l’océan. Pourquoi ?
— À quoi tu penses ? interrogea soudain Philippe en s’approchant de l’appuie-tête.
— À la liberté…
Читать дальше