Il s’arrêta enfin de l’écraser. Passa directement à la conclusion de sa diatribe.
— Tu vas réunir tes affaires et rentrer chez toi.
Didier leva des yeux effarés sur son patron.
— Tu me vires ? Mais…
— Il n’y a pas de mais . Tu prends tes affaires et tu dégages. Et je te rappelle que cette mission a un caractère ultra-confidentiel ; si jamais il y a la moindre fuite, tu es un homme mort. Pigé ?
Didier se leva, titubant un peu.
— Donne-moi une deuxième chance, Franck.
— Je ne peux pas me le permettre. Tu rentres chez toi. Quand tout ça sera terminé, je m’arrangerai pour que tu quittes mon équipe.
Le ciel venait de tomber sur le museau de la Fouine. Il quitta lentement la pièce sous le regard un peu désolé de ses anciens coéquipiers.
Marianne ruminait sa défaite, assise au pied de son lit, face à la fenêtre.
Elle déchirait nerveusement un morceau de papier, confettis qui venaient égayer le parquet en chêne. Elle serait encore plus surveillée qu’avant. Le jour J approchait. Quand la contraindraient-ils à tuer ? Demain, peut-être. Malgré une nuit blanche, elle avait de l’énergie à revendre. Celle de la rage. Elle s’en voulait d’avoir eu peur de Franck, cette nuit. De le lui avoir montré, surtout. Mais c’était peut-être ce qui lui avait permis d’échapper au pire. Restait l’humiliation, cuisante.
Elle se remit sur ses pieds d’un bond agile. Décida de s’entraîner. Une nouvelle occasion de présenterait peut-être, il faudrait être prête. Car cette fois, il n’y aurait pas de came pour endormir l’ennemi. Mais une lutte sans merci. Ces mecs étaient sans doute rompus aux méthodes de self-défense qu’on enseigne plus ou moins à tous ceux qui portent un uniforme. Rien à voir avec l’art que maîtrisait Marianne mais ça lui donnerait certainement du fil à retordre. Elle y avait déjà goûté avec les matons qui étaient tous dans l’obligation de suivre ce genre de cours. Le grand miroir de l’armoire lui renvoya un reflet de haine. Son visage, encore marqué, d’une dureté effrayante. Elle ouvrit la porte, histoire de ne plus se voir. Elle s’échauffa lentement, remettant en marche la machine défaillante. Douleurs en série qu’elle relégua tout au fond, en serrant les dents.
Plus dure que tout, Marianne. Plus forte que tous, Marianne.
Elle commença par ses katas favoris, enchaînant les coups mortels mais élégants.
Droite comme un i, pieds légèrement écartés, elle distribua une série de coups de poing dont la puissance fendait l’air sans même le déplacer. Puis une succession de coups de pied. Droits, latéraux, circulaires. Toute sa science y passa. Un arsenal pour casser, écraser, broyer, sectionner. Pour couper les arrivées d’air, les arrivées de sang. Pour briser les os, réduire les cartilages en miettes.
Mais après cette longue démonstration, ses nerfs frémissaient encore sous la peau. Elle n’était pas assez épuisée.
Elle décida de poursuivre par une série d’abdominaux. Ses côtes même pas ressoudées la stoppèrent immédiatement. Alors, elle tenta les pompes. Son poignet gauche, cette fois, se rebiffa. Elle embrassa plusieurs fois le parquet. Se résigna à les exécuter sur un bras.
À ce moment, la porte s’ouvrit. Elle tomba face à deux paires de jambes.
— Très impressionnant…
Elle reconnut la voix du commissaire mais elle avait déjà reconnu ses chaussures. Vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept…
— Revenez plus tard, j’suis occupée…
— Lève-toi…
Vingt-huit, vingt-neuf, trente… Elle se redressa, souffla un bon coup et disparut dans la salle de bains. Elle s’aspergea le visage, changea son tee-shirt, endossa son armure mentale avant de revenir dans la chambre.
— Pour les croissants, c’est un peu tard ! dit-elle d’une voix aussi tendue que ses muscles.
Elle termina de s’essuyer la figure avec une serviette qui traînait sur la chaise, alluma une clope.
— C’était au tour de Didier de t’apporter le petit-déj’ aujourd’hui, répondit Franck. Mais il a eu… Comment dire… Un empêchement.
— Alors, vous venez peut-être m’apporter le déjeuner ? renchérit Marianne en les toisant avec impertinence. C’est dimanche, j’espère que le menu sera à la hauteur…
— Tu nous prends pour tes boys ? rétorqua Laurent.
— Chez les Gréville, on est pas doué pour grand-chose, mais on sait au moins recruter ses domestiques ! Et franchement, j’aurais jamais choisi des brêles comme vous…
Les deux flics encaissèrent sans broncher.
— Ça ne t’intéresse pas de savoir ce qui est arrivé à Didier ? reprit le commissaire.
— Il s’est fait une fracture de la queue à force de se branler ?
Il eut un léger moment de stupeur. Laurent se mordit la joue pour ne pas rire.
— Très drôle ! répliqua enfin Franck. Tu es une petite marrante, toi ! Quand tu n’essaies pas de nous la jouer criminelle repentie et bien sage…
— Je la préfère comme ça ! avoua Laurent. Au moins, on sait qui on a en face, maintenant…
— De toute façon, j’en m’en balance de ce qui est arrivé à l’autre crétin… T’as qu’à aller le consoler si ça te chante.
Le commissaire s’approcha, elle ne bougea pas d’un centimètre.
— Je vais avoir du mal à le consoler, murmura-t-il. Il est mort.
Marianne, abasourdie, continua à le fixer.
— Il n’a pas supporté le mélange qui tu lui as filé ! asséna Laurent avec brutalité.
— Impossible ! J’ai jamais vu un détenu crever avec ce mélange ! C’est juste pour endormir, ça ne peut pas tuer…
— Sauf les gens fragiles du cœur, mentit le capitaine. Didier l’était, justement…
— Tu as peut-être eu la main trop lourde, Marianne, poursuivit Franck en allumant une Camel.
— Il est mort d’autre chose ! Et après tout, rien à foutre ! Il peut aller au diable, je vais pas pleurer un flic…
— Ça ne te fait rien d’avoir tué un mec ?
— C’est pas la première fois, rappela-t-elle avec un regard terrifiant. C’est pas mon premier flic.
— Exact, acquiesça le commissaire. Tu as déjà tué quatre fois…
— Cinq. J’ai refroidi une détenue il y a quelques semaines, mais c’est pas encore sur mon CV.
Ses mains tremblaient, elle les cacha dans son dos. Il se posta devant elle.
— De toute façon, tu as raison… Ce n’est pas une grosse perte. Didier n’était qu’un faible. S’il n’était pas mort, je l’aurais tué moi-même.
Cette voix sans émotion, ces yeux, comme durcis par une couche de gel, infligèrent à Marianne un douloureux frisson dans les reins.
— C’était tout de même un flic… Et un flic, même pas très futé, ça vaut toujours mieux qu’une criminelle de la pire espèce…
— Question de point de vue.
— C’est mon point de vue. Tu dois payer pour ça… Tu n’as pas envie d’aller prendre l’air, Marianne ? C’est l’heure de ta promenade…
Elle calcula rapidement ses chances de sortir vivante de cette nouvelle épreuve.
— Qu’est-ce que tu vas me faire ?
Sa gorge était aussi sèche que le Sahara en été. Il afficha un sourire qui finit de la terroriser.
— On a eu plusieurs idées, mes potes et moi… Laurent voulait qu’on te punisse par où tu as péché mais ce n’était pas très élégant.
— Ouais, mais très agréable ! Une petite tournante avec la demoiselle, moi, ça me branche bien…
Marianne sentit son cœur se gonfler d’effroi. Son ventre se tétaniser.
— Moi, ça me tente pas, enchaîna Franck avec une sorte de détachement. On pourrait choper une saloperie. Va savoir ce que les matons lui ont refilé en taule… Philippe, lui, a eu une autre idée. Il aimait bien Didier, remarque. Ce qui explique sa haine… Il a suggéré qu’on te balance dans la rivière la plus proche pieds et poings liés… Quant à moi, j’ai une autre envie. Tu vois, tu es une source d’inspiration pour nous tous, Marianne… Moi, j’ai repensé au cauchemar que tu m’as raconté hier…
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