Laurent mit quelques secondes à comprendre.
— T’as fait ça ?!
— Ben… Je crois que c’est la seule chose capable de l’effrayer… Sauf que maintenant, elle sait que je bluffais.
— Ouais, c’est ce que je disais, y a rien qui lui fait peur ! Rien qu’on puisse faire, en tout cas.
— Si. Elle a forcément peur de mourir. Tout le monde a peur de mourir. Seulement, elle est inconsciente, voilà le problème. Prête à prendre beaucoup de risques… Elle n’a pas l’intention de bosser pour nous, elle ne l’a jamais eue. Elle refuse de tuer, même pour obtenir sa liberté. Elle veut se tirer, c’est sa seule obsession… Faut qu’elle réalise que nous sommes prêts à tout. Même à la descendre.
Il y eut un long silence puis Laurent partit à rire. Bien mal à propos.
— Pourquoi tu te marres comme ça ? s’étonna le commissaire.
— J’imagine Didier en train de… Il a eu chaud !
Il était plié en deux, Franck rigola à son tour.
— Elle en aurait fait qu’une bouchée ! ajouta le capitaine.
— T’as raison ! Si je l’avais pas sorti de là…
Philippe apparut sur le perron, l’air paniqué.
— Les mecs ! Didier est par terre dans sa chambre ! J’ai essayé de le réveiller mais…
Ses deux collègues éclatèrent de rire, il les dévisagea avec une incompréhension cocasse.
— Viens ! dit Laurent. On va te mettre au parfum…
Cellule 213 — 09 h 45
Daniel se pencha pour voir son visage dans le miroir microscopique collé au-dessus du lavabo branlant.
Sous sa barbe de trois jours, se dessinaient ses joues creusées. Ses yeux, cernés de mauve, hurlaient de détresse. Il n’avait quasiment pas dormi, les sbires de Portier ayant fait le nécessaire. Lumière allumée toute nuit dans la cellule, coups contre la porte. Il s’aspergea le visage d’eau froide javellisée. Se fit une toilette rapide. Alla se rallonger sur le matelas qui plia sous l’effort.
Que faire d’autre, ici ? Enfermé entre quatre murs, privé de liens. Privé de tout. Il somnola, entendit les gars descendre en promenade. Avant, c’était lui qui les accompagnait. Quand il n’était que simple maton dans le bâtiment A. Avant d’être promu gradé et de prendre ses fonctions chez les filles.
Maintenant qu’il n’avait plus que ça à faire, il pensait à sa vie. À son passé. Comme s’il relisait un mauvais livre. Une histoire qui ne lui avait jamais plu. Mais il n’avait que celle-là. Une vie de merde, en somme. Une vie passée derrière les barreaux, qui se terminait logiquement. Derrière les barreaux.
Un travail épuisant, ingrat, mal payé. Un travail où il aurait voulu être utile mais où il n’avait que tourné des clefs dans des serrures. Ouvrir et fermer des grilles. Des milliers de fois. Une vie à l’ombre, jalonnée d’horreurs carcérales. Dans les entrailles pourries de la société, dans ces catacombes où personne ne voulait descendre. Là, au milieu des assassins, escrocs, dealers, violeurs, braqueurs, maquereaux. Des caïds ou des quidams devenus délinquants au gré d’un virage mal négocié. Une vie au milieu des accidentés de la vie. Et de tous les innocents qui croupissent dans les geôles.
Tant d’amertume, de frustration. Quelques lueurs d’espoir, quelques rares bons moments. Il avait croisé des destins hors du commun, appris à ne plus se fier aux apparences. Aux jugements hâtifs.
Une vie comme il en existe tant. Jusqu’au jour où… Où il avait croisé son regard noir. Où il s’était attardé sur sa bouche d’enfant capricieuse. Sur les courbes d’un corps taillé pour tuer. Où il s’était laissé subjuguer par une criminelle que tout le monde abhorrait. Par une tueuse capable du pire. Capable de lui donner le meilleur d’elle-même. Il se souvint de la première fois où elle avait été à lui. Quelque chose de si fort qu’il avait compris inconsciemment qu’elle le conduirait jusqu’en enfer. Et qu’il la suivrait les yeux fermés. Un jour ou l’autre.
Qu’elle le ferait marcher sur des braises incandescentes. Et qu’il en redemanderait. Qu’il paierait de sa vie. Un jour ou l’autre.
Aujourd’hui, peut-être.
La porte s’ouvrit. Le jeune Ludovic apparut.
Juste derrière lui, un visage illumina la cage. Justine, les bras chargés de cadeaux. Vêtements propres, barres chocolatées. Cartouche de cigarettes, bouquins, nécessaire pour la toilette. Tout ce qu’elle venait d’entrer en fraude, au nez et à la barbe de Portier, avec la complicité de Ludo. Justine, qui souriait et pleurait en même temps.
Daniel la reçut dans ses bras. Ce fut lui qui la consola.
*
Didier ressemblait à un patient en soins intensifs. Ses yeux, gonflés et noircis, avaient du mal à affronter la lumière du jour. Ses gestes saccadés, comme ceux d’un mime débutant, avaient quelque chose de grotesque. Laurent déposa un bol de café fumant devant lui.
— Allez, mon gars ! Bois ça ! Ça va te faire dessoûler !
Franck et le capitaine avaient dû le foutre sous la douche pour le tirer de son coma. D’ailleurs, la Fouine avait encore le pelage mouillé. Il avala lentement son breuvage serré.
— Dur-dur, le réveil, pas vrai ? ricana Franck.
— Je sais pas ce qui m’est arrivé…
— Tu t’es fait baiser ! chantonna Laurent d’un ton sarcastique. Par une petite gonzesse !
— Bois ton café, ordonna Franck d’un ton peu engageant. Que tu sois en état de m’écouter…
Les deux hommes s’attablèrent avec lui, tandis que Philippe assistait à l’exécution, debout contre le plan de travail.
— Alors, ça va mieux ? demanda le commissaire.
— On dirait que j’ai bu, j’ai la gueule de bois. Pourtant, j’ai pas bu…
Franck déposa les deux boîtes de médicaments sur la table.
— Juste quelques gorgées de bière. Mais avec un savant mélange à l’intérieur…
— Elle avait mis ça dans la cannette ? Non, ce doit être autre chose… Je dois être malade ou…
— Pendant que tu la pelotais, elle a versé cette merde ! continua le capitaine. On peut pas faire confiance aux nanas ! Tu sais pas encore ça, à ton âge ?
Franck arpenta la cuisine.
— Elle s’est bien foutue de ta gueule, hein Didier ? Elle t’a eu en beauté ! Tu croyais vraiment qu’elle avait envie de coucher avec toi ? Comment tu as pu être aussi con ! Elle t’a récité le chapitre ça fait des années que j’ai pas fait l’amour avec un homme ! C’est bien ça, non ?
Didier ne répondit pas. Honte fulgurante.
— Elle a juste oublié de te raconter qu’elle se tapait un surveillant en taule ! railla Laurent. C’est dans le journal d’aujourd’hui !
Didier pliait sous les coups. Il préféra garder le silence. Il aurait aimé pouvoir appeler un avocat comme au début d’une garde-à-vue.
Franck posa les deux mains sur la table, approcha son visage.
— Tu te rends compte que si j’étais pas intervenu, elle se serait tirée en pleine nuit ?
— Je… Je suis désolé.
— Désolé ? Tu as bien failli faire capoter la mission ! Pire : elle t’aurait peut-être tué avant de s’en aller… Ou se serait attaquée à nous, pendant notre sommeil… Tout ça parce que monsieur a la bite à la place du cerveau !
Le commissaire reprit sa ronde autour de la table.
— Je vous avais briefés sur Marianne ! Je vous avais prévenus qu’elle était hyper dangereuse, qu’il fallait être extrêmement prudent face à elle… Tu étais là, quand j’ai dit ça, non ?
— Oui, mais…
— Mais quoi ? hurla le patron. Tu as couru le risque de tous nous faire tuer ou de la laisser s’enfuir, tout ça pour une montée d’hormones ? Tu crois qu’on te paye pour sauter une fille ? Non, Didier, on te paye pour la surveiller.
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