— Rien… J’ai plus envie, c’est tout.
— Sois pas vache, laisse-moi la came…
— Et puis quoi encore ? murmura-t-il en réajustant son sourire. T’as du fric pour payer ?
— Du fric… ?
— Ouais, du fric ! Non ? Alors t’as rien.
Elle serra les poings. Envie de le frapper tandis qu’il la toisait froidement. Il entrebâilla la porte, jeta un œil dans le couloir.
Putain ! Mais il va vraiment se barrer avec mes clopes et ma poudre ! Elle l’attrapa par le bras, le ramenant de force en arrière.
— Déconne pas !
— Qu’est-ce qui se passe, Marianne ? Tu as besoin de moi ?
— Je comprends rien à ce que tu me joues ce soir ! Qu’est-ce que tu veux à la fin ? Que je te supplie, c’est ça ? Alors là, tu peux toujours rêver !
— Vraiment ? Ça ne m’intéresse pas, mais à mon avis, demain tu marcheras sur les mains si je te le demande !
— Va te faire foutre ! Et sors de chez moi !
— Chez toi ?! C’est toi qui m’empêches de sortir !
— Dégage, j’ai dit !
— Bonne nuit, Marianne…
Il disparut, elle flanqua un coup de pied à la porte. Elle se retenait de crier, marchait à grandes enjambées dans son 9 m². Il va revenir, se ramener dans dix minutes… C’est quoi ce nouveau jeu ? Putain, s’il ne revient pas, je vais mourir !
Elle colla son oreille contre la porte. Silence radio de l’autre côté. Impossible qu’il lui fasse un coup pareil. Tout ça parce qu’elle lui avait dit… quoi au fait ? Mais quelle mouche l’a piqué ? Elle prit son paquet de Camel, plus que trois. Une peur fulgurante lui tordit les entrailles.
S’il ne revient pas, j’ai plus rien à fumer ! Le manque ouvrit ses mâchoires, prêt à la dévorer.
Tu peux résister. Il sera en manque avant toi. C’est lui qui viendra quémander à genoux ! Et là, c’est pas une cartouche qu’il devra m’offrir ! Ni deux doses ! Quand il reviendra, j’aurai de quoi me faire péter la panse ! Tu peux y arriver, Marianne. C’est juste une question de volonté. De rigueur. Une question de maintien.
Elle s’allongea, remonta la couverture sur son corps durci d’effroi. S’enfila une tablette de chocolat.
Je fume une clope maintenant ? Non, je les garde pour demain. Si je tremble, c’est le froid et rien d’autre. Sauf que le froid l’attaquait de l’intérieur. Elle étendit son pull sur la couverture. Si seulement je savais qui vient me voir demain…
Un bruit de pas dans le couloir… Faire semblant de dormir, qu’il ne s’aperçoive pas que je l’attends. La lumière lui arracha les rétines, le judas s’ouvrit. C’était la Marquise qui venait la réveiller, juste pour le plaisir.
Elle va éteindre cette maudite ampoule, oui ou non ? Elle prenait son temps pour être sûre que Marianne avait quitté les bras de Morphée. Enfin, la nuit revint et la trappe se ferma bruyamment. Daniel était bien parti. Heureusement, d’ailleurs. Parce que la Marquise avait fait une ronde supplémentaire. Mais le chef aurait toujours pu se planquer contre le mur ou derrière la cloison des chiottes, de toute façon. C’était arrivé si souvent… L’autre facho n’y aurait vu que du feu. Mais il était parti. Le kit premiers secours aussi.
Si seulement je savais qui vient demain…
Quand Delbec ouvrit la porte, Marianne était engoncée sous la couverture. Les yeux défoncés par les manques en tout genre, celui de sommeil en particulier.
— Bonjour, mademoiselle de Gréville ! Bien dormi ?
— Oui, surveillante.
Pas dormi, en fait. Pas même une seconde. Nuit écarlate. Mais inutile de l’avouer. L’auxi de service posa le plateau sur la table et adressa un clin d’œil à Marianne. C’était une femme à la peau d’ébène, aux rondeurs maternelles rassurantes. Une mama africaine à la démarche chaloupée et à l’étincelante dentition.
Mais Marianne ne pouvait plus lui sourire depuis qu’elle la savait dedans pour avoir excisé des dizaines de petites filles. Vraiment dégueulasse. Elle trouva tout de même la force de lui dire merci. Juste une question de politesse. Ou de solidarité. Elle payait puisqu’elle était là.
— Surveillante ? Le chef m’a dit hier que j’avais un parloir cet après-midi… Vous savez qui c’est ?
— Ah non, aucune idée… Vous verrez bien !
— Vous pouvez pas vous renseigner ?
— Je vais essayer, mademoiselle.
— Merci, surveillante.
Le couple aux hanches généreuses la laissa à son petit-déjeuner. Un bol de chicorée, un morceau de pain et une petite plaquette de beurre. Pas de quoi bien démarrer la journée ! Elle se souvenait avec envie du goût des croissants, des pains au chocolat, des brioches au beurre. De la confiture d’abricots et de l’orange pressée. Du miel crémeux qui se dissout dans le café.
Son estomac risquait de finir dans le bol, elle ne put rien avaler.
Son briquet dansait entre ses doigts. Je peux m’en accorder une ce matin. Ouais, je peux. Je l’ai bien méritée… Trois minutes de répit où chaque seconde comptait. S’en mettre plein les poumons, ne pas en gâcher une miette. Jusqu’au filtre.
Après un brin de toilette, elle s’attela au ménage de la piaule. Un berlingot de Javel, une éponge, une crème à récurer. Cadeaux de l’administration. Tout fut décapé du sol au plafond.
Bon, elle revient quand Delbec ?
Le ménage était fini, les microbes éradiqués. Ça serait cool de pouvoir éliminer le manque à coup d’eau de Javel !
Elle entreprit ensuite de se laver les cheveux sous le robinet du lavabo. Manœuvre périlleuse. Nez écrasé sur la porcelaine, eau froide qui dégoulinait jusque dans son dos. De quoi choper la mort ! Furtive inspection devant le miroir ébréché. Yeux un peu cernés, teint carrément vieux papier. Coiffure façon hérisson qui se rebiffe. Un coup de peigne édenté, dommage que je n’aie pas de maquillage.
Dans le casier, elle contempla tristement la maigre pile de vêtements propres. Garde-robe impressionnante gracieusement offerte par l’Armée du Salut. De quoi hésiter longtemps devant la psyché imaginaire ! Elle opta pour un jean déchiré aux genoux, vachement tendance, un pull en coton beige. Les couleurs claires, ça sied parfaitement à mes cheveux noirs ! Le réveil lui rappela qu’il n’était même pas onze heures du matin. Elle retourna sur son lit, lorgnant au passage son paquet de fumer-tue devenu inoffensif. Tu vois, tu y arrives.
Qu’est-ce que je vais foutre jusqu’à quatorze heures ? Il reste un roman sur la table. Pas bien épais, mais ça devrait m’occuper l’esprit et les mains jusqu’à l’heure du rendez-vous. Rendez-vous… Rien qu’à prononcer ce mot du bout des lèvres, Marianne frissonna autant de plaisir que d’angoisse.
Si seulement je pouvais me calmer… Daniel me le paiera !
Je me serais bien fait une séance décollage vertical. Version Ariane 5, direction les étoiles. Ça m’aurait détendue.
Ça y est, les filles partent en promenade. Les portes s’ouvrent, le troupeau s’agglutine dans le couloir. La surveillante aboie comme le chien de berger après ses brebis. Et moi, je reste là. Tout ça parce que j’ai allumé une gardienne. Et une détenue, aussi. Et puis un flic et un vieux. Et une fliquette enceinte… Vrai que ça fait beaucoup si on additionne. Mais j’ai toujours détesté les maths.
Plus un bruit dans le couloir, l’étage pour elle toute seule.
Le paquet de cigarettes continuait de la narguer. Elle attrapa le livre, l’ouvrit sans même regarder le titre ou le nom de l’auteur. Concentre-toi ! Elle lut les premières lignes.
« 8 mai — Quelle journée admirable ! J’ai passé toute la matinée étendu sur l’herbe, devant ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre, l’abrite et l’ombrage tout entière… »
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