— Où vous m’emmenez ?
— Dans ton nouveau foyer ! répond l’un d’eux avec un sourire cruel.
Ils la haïssent. Logique, elle a tué un des leurs. Blessé grièvement une autre. Faut les comprendre. Rassurant, de comprendre la haine de l’autre… Ils sortent du bâtiment aseptisé, elle ferme les yeux sous les attaques d’un soleil froid. Un fourgon l’attend, ils la jettent dedans. Les portes claquent, le moteur démarre. Marianne a mal au cœur, s’accroche au banc dans les virages. Et cette sirène qui hurle à la mort… Le véhicule stoppe enfin. Les portes s’ouvrent sur l’angoisse.
Maison d’arrêt de L.
Les deux gendarmes se débarrassent du colis à « l’accueil » de la prison. On lui enlève ses bracelets. Deux surveillantes autour d’elle, une troisième en face, derrière une sorte de banque. On lui hurle dessus. « Dépasse pas la ligne ! » Quelle ligne, putain ? Elle baisse les yeux, il y a un trait jaune par terre. Désolée, j’avais pas vu. Il faut leur confier ses affaires, bijoux, portefeuille. Pas grand-chose. Les deux gardiennes la conduisent dans une petite salle nue. Une table, une chaise. Des murs jamais repeints depuis au moins un siècle. Antichambre de la mort ?
— Déshabillez-vous ! Enlevez tout !
Me foutre à poil ? Certainement pas ! Mais, visiblement, le refus les énerve…
— T’es une dure à cuire, toi ! On va t’apprendre les règles de base…
Une se plante devant elle ; on dirait un chien d’attaque, babines retroussées, crocs acérés.
— Je suis madame Cimiez, la gradée de votre bâtiment.
— Écoutez madame Cimiez…
— Vous m’appelez surveillante ! Et vous obéissez ! Sinon, on appelle des renforts et on le fait nous-mêmes, c’est clair ?
Putain, ça part mal ! On va essayer d’éviter le pire.
— Vous pourriez pas fermer la fenêtre, au moins ?
— Allez, à poil ! Va falloir apprendre le respect, ma petite ! T’as buté un vieux, t’as descendu un flic, t’as blessé une femme enceinte… T’es partie pour rester ici un bon bout de temps !
Pas la peine de me le rappeler, j’suis pas sénile ! Marianne se déshabille enfin.
— Tu te penches en avant, tu tousses… Plus fort !
Elle ne peut pas tousser, ça lui fait mal à l’épaule. Mais ça, elles ne veulent même pas l’entendre. Voilà que le pitbull enfile des gants en latex. Mais qu’est-ce qu’elle compte faire ? La vaisselle ? Putain, elle va tout de même pas… Alors là, si elle croit qu’elle va… Le doigt, c’est dans l’œil qu’elle se le met. À peine approche-t-elle la main que Marianne se redresse et lui flanque son coude dans le nez. Le chien méchant s’écroule, le museau éclaté ; l’autre gardienne gueule et quitte la pièce traînant avec elle le pitbull sanguinolent. En fait, les coups c’est toujours efficace. Pas la peine de s’enquiquiner avec la parlotte… Sauf qu’ils reviennent en force. Deux femmes et deux mecs. Marianne a eu le temps de se rhabiller. L’honneur est sauf. Elle recule jusqu’au fond de la pièce, ils s’approchent prudemment. Elle explique ce que l’autre cinglée allait lui faire. Ça n’a même pas l’air de les choquer. Je vais quand même pas rétamer quatre gardiens à peine arrivée ! Y a forcément un moyen de négocier… Mais ils se jettent sur elle, la maîtrisent rapidement.
Ils ont de l’entraînement, les salauds !
— Pour ce qui vient de se passer, tu paieras l’addition plus tard…
— OK, mettez ça sur ma note, surveillante !
— T’as raison, fais la maline ! Tu riras moins dans quelque temps…
L’humour, c’est visiblement pas leur truc ici. Finalement, elle est conduite directement en cellule sans passer par la case visite privée. Certes, plus portée qu’escortée, mais l’important, c’est d’avoir échappé à l’examen impudique de sa personne.
Cellule 26. Ce chiffre-là, elle s’en souviendra toute sa vie. La porte s’ouvre sur une petite pièce où la télé beugle à fond. Deux nanas la dévisagent, les yeux comme des soucoupes. Les gardiens la poussent et referment la porte sans autre formalité. Démerde-toi pour les présentations ! Il y a une jeune Maghrébine, regard de lave, chevelure de feu. Une fille des cités aux allures de chef de bande. L’autre, c’est un peu son clone, avec des lunettes. Marianne est impressionnée. Elle débarque dans leur territoire, avec l’impression de rentrer chez quelqu’un par effraction. Alors, elle reste figée, n’osant même pas avancer.
— T’as un matelas sous le lit. Tu te le prends et tu nous fais pas chier.
Accueil cordial. Très chaleureux.
— J’vais dormir par terre ?
— Tu sais compter ? Y a combien de lits ici ? Deux, non ? Et maintenant, on est trois. Alors, oui, tu vas dormir par terre…
La chef a parlé. Mieux vaut ne pas protester. On reverra le règlement de copropriété plus tard. Marianne a les bras chargés d’une serviette de toilette, d’un savon, d’une brosse à dents. Maigre butin.
— T’as un casier pour tes affaires, ajoute la reine de Saba.
Marianne découvre avec effroi son nouvel univers. Les toilettes et le lavabo ne sont même pas dans une pièce à part. Tout juste une petite cloison et une porte saloon les séparent du reste de la cellule. Pratique, pour l’intimité ! Des casiers, il y en a neuf, tous pris. Tous, sauf un. Elles ont dû être prévenues de mon arrivée. Sympa de m’en laisser un ! Mais ça aussi on en reparlera demain. J’ai pas grand-chose à mettre dedans, d’ailleurs. Encore heureux, elles fument…
— Je m’appelle Marianne…
— Nassira.
— Samia.
— Je peux vous prendre une clope ? J’en ai pas et…
— Tu rêves ! Au prix où ça coûte !
— Je te rembourserai dès que…
— Dès que tu gagneras au loto ?
Elle a de l’humour, en plus. On va bien s’entendre, toutes les deux.
— Dès que j’en aurai, je te la rendrai, assure Marianne d’un ton docile.
La beurette soupire et s’affale sur son lit, celui du dessous.
— Vas-y, prends-en une. Mais c’est la première et la dernière, OK ?
Marianne hoche le menton et se sert. Elle savoure chaque bouffée. Trois semaines d’hosto, pas une cigarette. L’enfer… Elle va au lavabo, se passe de l’eau froide sur le visage. De toute façon, y a pas d’eau chaude. Puis elle installe son matelas contre le mur, sous la fenêtre.
— Pourquoi ils t’ont amenée à quatre ? demande soudain la cheftaine du camp.
— Je les ai énervés… La chef, Cimiez, elle a voulu me mettre un doigt dans le cul…
La deuxième, celle qui ne parle jamais, se met à pouffer.
— Alors, je lui ai pété le nez…
Là, Princesse Orientale dévisage Marianne avec intérêt. L’autre reste bouche bée.
— Toi, tu pars mal ! conclut Nassira en souriant. Direct au mitard !
— Au quoi ?
— Laisse tomber ! Tu vas vite piger !
Marianne passe l’après-midi assise sur le matelas, de la télé plein les oreilles. Juste le son, pas les images. Les deux locataires du loft lui ont bien expliqué : si tu veux regarder, faut participer au prix de la location. Alors, elle fixe la porte, le visage impassible, retranchée dans un monde où personne ne l’atteindra. Repliée sur sa douleur, ses blessures. Et la nuit arrive. Doucement, sans prévenir. Première nuit en taule. Première d’une longue série. Mais ça, elle ne le sait pas encore. Ils vont comprendre que c’était un accident, qu’elle n’a pas voulu tuer.
Dans quelques mois, elle passera cette porte. Sûr. La télé s’arrête enfin, s’ensuivent les ronflements qui n’ont plus rien d’humain. Tant mieux, elle n’aurait pas voulu qu’on l’entende chialer.
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