— Ouais, y en a ! dit Justine en souriant. Bon, faut que j’y aille…
Marianne ne protesta pas. Justine avait déjà donné beaucoup en lui accordant quelques minutes de son temps. En se confessant de la sorte. Même si elle venait sans le savoir de lui retourner les tripes.
— Et… c’était quoi le titre du bouquin ? demanda-t-elle encore. Celui que tu lisais dans le train ?
— Drôle de question ! Ça s’appelait L’Église Verte . Je risque pas de l’oublier !
Marianne ferma les yeux.
— Ça va pas ? demanda Justine. T’as l’air… bizarre. Il t’est arrivé la même chose ?
— Non, je t’assure.
— Tu sais, Marianne, j’ai raconté ça à peu de gens et…
— Et je garderai le secret, même sous la torture !
— Merci… Mais ne t’inquiète pas, ici on ne torture personne. C’est la taule qui s’en charge.
Samedi 7 mai — Maison d’arrêt de S. — Quartier disciplinaire
Trente jours. Dans ce trou infâme, pestilentiel.
Sept cent vingt heures de solitude.
Quarante-trois mille deux cents minutes d’une lente déchéance. Sans grande différence entre le jour et la nuit.
Deux millions cinq cent quatre-vingt-douze mille secondes de désespoir. Sans le moindre sourire.
Marianne était devenue fortiche en calcul mental. Faut bien occuper le temps qui semble s’être coincé, qui prend un malin plaisir à s’éterniser. Qui s’égrène le long des murs sombres et moisis. S’accroche à tous les barreaux, emprunte les chemins les plus tortueux pour passer. Le sablier doit être obstrué, pas possible que ce soit si long.
Marianne abandonna son roman sur la couverture. Des Souris et des Hommes , une révélation. Une autre dimension. Les seuls bons moments de ces trente derniers jours. Les plus belles larmes. Mais elle l’avait déjà lu trois fois, le connaissait presque par cœur. Quant au deuxième roman emporté, il était aussi insipide que l’ennui. Et puis, Daniel lui avait fait un coup tordu. Parti en vacances avec femme et enfants, sans ravitailler sa petite protégée. Délibérément. Ça aussi, ça faisait partie du contrat.
À chaque peine de cachot, il oubliait de venir la voir. Si t’es pas sage, t’as pas tes friandises.
Rien à foutre du contrat ! Tu perds rien pour attendre. Je vais m’aiguiser les dents contre les barreaux ! Quand tu reviens, je te la taille en silex !
Il lui restait un fixe. Un seul. Elle était en manque depuis plusieurs jours. Pas encore celui qui essore le corps comme une serpillière. Juste une angoisse diffuse, de plus en plus sournoise. L’aspirine et la codéine avaient permis de faire face. Ses prises de guerre à l’infirmerie, ses fausses migraines récurrentes. Mais, depuis ce matin, panne sèche. Et l’infirmière refuserait sans doute de lui filer quoi que ce soit avant plusieurs jours. Pas si débile que ça, la blouse blanche !
Un fixe et un seul. Pour tenir une semaine. Le chef rentrait dans sept jours.
Il ne faut pas le prendre aujourd’hui. Mieux vaut attendre que ça devienne insupportable. Insupportable ? Sept cent vingt heures. Dans ce cloaque immonde. Qu’est-ce qui pourrait bien être plus insupportable ?
Marianne, assise sur son matelas crevé, pensa soudain aux années qui s’ouvraient devant elle tel un cosmos sans fin. Vertige incontrôlable. Chute du haut d’une falaise, dans un précipice sans fond, sans lumière. Elle se leva d’un bond, le souffle cassé. Comme cela arrivait souvent.
Une issue, vite. Une sortie de secours avant que la folie ne tape au carreau. Se pendre ? Elle y avait pensé, maintes et maintes fois. Se suicider en taule, c’est pas bien compliqué. Un jeu d’enfant. Alors, qu’est-ce qui la retenait ici ? Pas de réponse.
Même pas le courage d’en finir ? La vérité, c’est qu’il y avait toujours ce stupide espoir qui s’amusait à refaire surface au moment clef. Instinct de survie ? Survie à la place de vie. Survie, c’était bien là le mot, bien là le drame.
S’évader ? Bien sûr, elle y pensait aussi. Sauf que l’évasion, c’est un peu plus compliqué que le suicide. Mais ça revient à peu près au même. Ils ne supportent pas qu’on tente sa chance, qu’on défie le système. Quand le gibier arrive à franchir les barbelés, la traque est ouverte, sans pitié, sans merci. Et le retour au bercail, c’est descente aux enfers assurée. Billet première classe pour un effroyable voyage. Mais n’était-ce pas déjà effroyable ? Quelques coups en plus, quelques brimades supplémentaires, quelques tortures même, qu’est-ce que ça change ?
Pourquoi ne pas tenter sa chance, alors ? Mieux vaut être tuée en ayant essayé que de mourir lentement ici… Mais comment ? Prendre une gardienne en otage ? Ils n’ouvriraient même pas les portes. Ils enverraient un négociateur je t’embrouille, je te fatigue pendant des heures.
Faire le mur ? Alors là, impossible sans complice. Pas de complice. Personne. Même pas un parloir de temps en temps. Aucun depuis qu’elle était dedans.
Oubliée du dehors, Marianne. Enterrée vivante. Effacée de la société. Gommée à jamais. Déjà morte. Peine capitale à petit feu.
Finalement, le fixe, c’était mieux de se l’injecter maintenant. Avant que la tête n’implose par manque d’espoir. Ne pas y rajouter le manque de dope. Advienne que pourra.
Alors qu’elle finissait la piqûre, le train décida de passer, au loin, très loin ; en même temps que la drogue suivait d’autres rails. Douceur du poison dans les veines, dans tout le corps. Le train s’éloignait mais elle avait eu le temps de grimper à l’intérieur. Il suffisait de fermer les yeux pour s’y croire…
… Le paysage défile très vite. Le TGV fonce vers le sud, le soleil, la chaleur. La mer, le sable, les palmiers, les parasols. Tous ces clichés qui font du bien, ces cartes postales que personne ne lui envoie. Que personne n’écrira plus pour elle. Que personne n’a jamais écrites, de toute façon.
Toutes ces lumières, ce ciel incroyablement bleu.
Ne pas oublier les odeurs. Celle de l’herbe fraîchement coupée. Oui, cette odeur-là, elle s’en souvient, elle adorait ça. Ou celle d’une forêt après la pluie, écorces sur terre humide. Effluves mêlés du lilas et du jasmin pour annoncer le printemps… Et la musique dans tout ça ? Le chant des oiseaux, celui des cigales, des grillons. Un ruisseau qui coule, les vagues qui s’écrasent contre les rochers, l’averse qui tombe, le tonnerre qui éclate l’azur. Surtout, plus jamais de clefs ni de serrures. Juste des bruits humains ou naturels.
Elle pose un pied sur le quai, s’enivre de la foule pressée, de paroles qui ne lui sont pas destinées. Et d’alcool, beaucoup d’alcool. Tout ce qu’elle veut, tout ce dont elle a envie. Elle titube de bonheur… Orgasme sensoriel, chimérique mais tellement authentique. Ça y est, la tête explose, elle se rappelle des muscles pour rire, des poumons pour respirer, du nez pour sentir, de la bouche pour goûter, des yeux pour voir, des paupières pour ne plus voir. De la peau pour avoir chaud, la peau d’un autre. Thomas. Il apparaît à côté d’elle. Ses mains, ses yeux, sa voix qui la transportent. Elle imagine, lui en elle. Elle imagine, seulement.
Profiter de chaque seconde du voyage, ne pas en laisser une miette aux cafards, à quiconque. Ne rien perdre de ces minutes hors du temps, hors du cercueil.
Mais soudain, le ciel s’assombrit. Des silhouettes difformes s’approchent, qui viennent la chercher. Pour la ramener dans la réalité. Il faudra y retourner, il faudra atterrir. Revenir, toujours.
Il faudrait que je m’injecte une dose entière. Voilà la solution. Sauf que je n’ai plus de poudre à perlimpinpin.
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