Elle planta ses canines dans un morceau de chair, un bras lui sembla-t-il. Déclencha un autre cri de douleur. Elle se battrait jusqu’au bout. Jusqu’à la mort. Ne connaîtrait jamais la reddition. La soumission.
Mais Portier était revenu à l’assaut entre ses jambes. Du sang plein le visage. Elle l’avait copieusement amoché. Avait décuplé sa fureur. Elle entendit le bruit des clefs accrochées à sa ceinture tandis qu’il virait son pantalon.
— Fils de pute ! hurla-t-elle.
Justine pleurait à chaudes larmes. Elle dut fermer les yeux sur le crime dont elle était l’impuissante spectatrice. Marianne continuait à se débattre alors qu’elle avait déjà la corde au cou. Les voix qui poussaient au viol, les insultes, se gravaient à jamais dans son esprit au bord de la rupture.
Elle serra les dents si fort qu’elle se mordit la joue. Lèvres soudées, elle plongea en enfer sans un cri, assassinée de l’intérieur. Souffrance à son paroxysme. Celle qu’elle avait tant redoutée. À laquelle elle avait échappé jusqu’à ce soir.
Elle ouvrait-fermait les yeux sur les faciès de ses tortionnaires, réunis autour d’elle pour la curée. Sur ces yeux injectés de sang, brillants de haine. Elle comptait les coups de glaive qui lui déchiquetaient le ventre à intervalles réguliers. Portier s’acharnait, galvanisé par les encouragements.
Mais soudain, il s’arrêta. Net. Dans un étrange silence. Quelque chose de froid appuyait sur sa tempe. Jugement dernier métallique.
Un drôle de clic. Il tourna à peine la tête. Lâcha la gorge de Marianne.
Au milieu du cauchemar, elle devina une immense silhouette. Qui braquait un pistolet sur le crâne du violeur.
— Tu recules, ordonna Daniel. Doucement…
Portier s’exécuta. Marianne laissa échapper un cri de douleur. Le premier.
— Déconne pas ! implora Portier.
Daniel accentua la pression. Sa voix était incroyablement calme. Lisse et plate.
— Vous la lâchez. Et vous détachez Justine. Sinon, j’explose la cervelle de ce connard…
Les surveillants obéirent. Marianne eut un violent sursaut avant de tomber de la table.
— Tu… tu… le feras pas ! bégaya Portier.
Daniel ôta la sécurité de l’arme.
— Me tente pas, conseilla-t-il en crispant son doigt sur la gâchette.
Les matons libérèrent Justine. Elle arracha le papier de sa bouche et tout ce qu’elle avait contenu sortit en quelques secondes. Comme un barrage qui cède, déversant des mètres cubes d’eau boueuse. Les yeux exorbités par la colère et la peur. Hystérique de la tête aux pieds.
— Bande de salauds ! Bande de salauds ! Tue-les, ces enfoirés ! Vas-y, Daniel, tue-les !
— Calme-toi, commanda Daniel. Occupe-toi de Marianne.
Justine cessa de vociférer. Il lui fallut un court instant pour remettre de l’ordre dans ses neurones. Puis elle détacha Marianne, l’enroula dans la couverture.
— Maintenant, vous sortez tous d’ici, enjoignit Daniel.
Portier esquissa un mouvement pour remonter son froc, mais l’arme comprima sa tempe.
— Toi, bouge pas !
Portier leva les mains devant lui.
— Les autres, vous repartez dans vos quartiers. Je vous laisse deux minutes…
Les quatre surveillants décampèrent aussitôt, tels des moutons affolés. L’étrange silence reprit possession du cachot. Pas même une plainte de Marianne. Tout juste quelques respirations exacerbées.
— On devrait t’enfermer chez les pointeurs… murmura Daniel. Tu serais bien avec eux !
— Déconne pas… C’est qu’une taularde, OK ? On n’a rien fait à Justine…
— C’est qu’une taularde, hein ?
Sa voix venait de changer. Ondulant désormais sur les registres de la haine et du dégoût. Il empoigna Portier par la chemise, lui asséna un coup de boule, suivi de près par un coup de genou entre les jambes. La masse flasque s’affala dans une chute grotesque. Daniel rangea l’arme à sa ceinture, les yeux braqués sur Portier, paralysé, souffle coupé, mains jointes au bas du ventre. Mais il ne souffrait pas assez. Daniel avait envie de le massacrer, de le transformer en une bouillie humaine.
Il évita de regarder Marianne. Si je la regarde, je le tue. Après une longue inspiration, il releva Portier, le ramena en haut de l’escalier en le tenant par la nuque, un bras tordu dans le dos. Portier chuta plusieurs fois, empêtré dans son pantalon qui plissait toujours sur ses chevilles. Daniel le balada ainsi jusqu’aux limites de son territoire. Avant de le jeter dans un couloir et de claquer la grille.
— Si tu remets un pied chez moi et si tu touches à une détenue, je te descends ! menaça-t-il.
Il retourna alors au pas de course jusqu’au mitard. Il y trouva Marianne sur la paillasse, Justine tout à côté. Il posa une main rassurante sur l’épaule de la surveillante.
— Ils t’ont fait du mal ?
Elle fit non avec la tête. Essuya les larmes sur ses joues brûlantes. Elle grelottait.
— Si tu avais vu ce que ces salauds lui ont fait ! gémit-elle entre deux sanglots.
Marianne, recroquevillée sous la couverture, leur tournait le dos.
— Il faut l’emmener à l’hôpital ! ajouta-t-elle.
Un non étouffé traversa la laine couleur kaki.
— Je vais m’occuper d’elle, fit Daniel. Remonte, maintenant. Va te changer, prends un café. Tu es trempée…
Justine caressa les cheveux de Marianne, se résignant à l’abandonner. Elle devait les laisser seuls. Elle n’était pas en état d’affronter la situation.
Marianne restait toujours silencieuse, seule une de ses jambes s’agitait de spasmes nerveux. Daniel effleura sa tempe.
— Ça va aller, ma belle, murmura-t-il. Je suis là…
Il la força doucement à pivoter vers lui, son cœur se fendit face à son visage mortifié de sang et de larmes. Il la prit dans ses bras, elle se contracta. Inutile de la brusquer.
— Calme-toi… C’est fini. Pardon, Marianne… Je suis arrivé trop tard…
Elle pleura longtemps. Avant de retrouver le chemin des mots. Dans un désordre total. Mais il comprit qu’elle désirait se laver. Elle voulut se lever, il préféra la porter. Seule sa tête dépassait de la couverture pressée contre sa peau suppliciée. Dans les douches, il la posa à côté d’un bac, ouvrit le robinet d’eau chaude.
— Tu veux que je t’aide ?
Elle refusa d’un signe.
— Je reviens… Je vais chercher des serviettes.
Dans le couloir, il fuma une cigarette. L’arme de service déformait sa ceinture. Il se répétait qu’il avait fait le bon choix. Il paierait son geste un jour, il le savait. Mais ne regrettait rien. Il effectua un aller-retour dans le bureau, rassura Justine qui sanglotait devant une tasse de café. Enferma le pistolet dans le coffre ; il le replacerait plus tard à l’armurerie. Puis il redescendit aux oubliettes. L’eau coulait encore dans la douche.
— Marianne ? Ça va ?
N’obtenant pas de réponse, il s’approcha de la cabine d’où s’exhalait une buée façon brouillard écossais. Il la trouva assise, le front entre les mains. Noyée sous le jet d’eau chaude. Du sang tourbillonnait autour de ses pieds. Il ferma le robinet. Elle pleurait toujours, la poitrine déchirée de violentes secousses. Il l’enroula dans la serviette.
— Ta blessure s’est rouverte ?
Un cri qui voulait dire oui.
— Je vais t’emmener à l’infirmerie…
— Non !
— Marianne… Calme-toi… Calme-toi, je t’en prie !
Ne pas craquer à son tour. Pas maintenant. Il la porta jusqu’au bas des escaliers. S’arrêta quelques secondes, appuyé contre le mur. Non qu’elle pesât lourd. Il était simplement exténué. Puis il reprit sa course ; en passant devant le bureau, il demanda à Justine d’appeler le toubib, sans même s’arrêter.
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