Elle ouvrit un œil, un seul. Le droit. La paupière gauche en grève. Trop enflée pour accepter de bouger. Elle tourna la tête sur le côté, poussa un gémissement guttural. Torticolis sévère, nuque façon puzzle en 3D. Un chevet blanc cassé, une carafe d’eau incrustée de calcaire. Et, juste derrière, un mur ; blanc cassé, lui aussi. Elle revint vers le plafond. Blanc cassé. Deuxième gémissement.
Cassée, Marianne. Et aussi blanche que les draps rêches.
Elle essaya l’autre côté. Tout aussi douloureux. Mais là, au moins, une fenêtre. Avec une grille. Des bâtiments gris amer en guise d’horizon. Pas un arbre, pas même un coin de ciel. Une cellule aseptisée qui sentait l’éther. Génial…
Les douleurs sortirent lentement de l’ombre. Marianne procéda à l’inventaire. Écouta chaque plainte de son corps ; chaque frémissement de ses muscles. Disséqua chaque filament de chair. Elle avança sa main gauche. Une attelle redressait un doigt brisé, un bandage circonvenait son poignet. Dans son bras droit, menotté au lit, une perfusion. Elle toucha sa figure. Lèvres qui lui semblèrent démesurées, œil poché, gros bandage sur le front. Nez amoché. Peut-être fracturé. Heureusement que je n’ai pas de miroir en face. Que je peux pas voir ma gueule…
Elle remua ses jambes ; deux morceaux de bois sec. Mais le plus dur restait à faire. Elle s’accrocha aux barrières du lit, voulut s’asseoir. Là, elle hurla carrément et retomba lourdement sur le matelas plastifié. Elle aspira l’oxygène vicié avec avidité, essoufflée par ce simple mouvement.
Deuxième essai. Des javelots plantés dans sa cage thoracique et son ventre la stoppèrent dans son élan.
Elle abandonna. Plusieurs côtes brisées. Enfoirés de matons !
Elle comptabilisa aussi une plaie à l’arrière du crâne, juste en haut de la nuque, à la racine des cheveux. Quelques points de suture fraîchement posés.
Elle avait le sentiment qu’on lui avait plâtré l’intérieur de la bouche. Elle desserra les mâchoires. Là aussi, la douleur la cloua sur l’oreiller, dans une vilaine grimace.
Elle cessa de s’autopsier, referma son œil valide. Son esprit prit le relais. Check-up cérébral. Le tabassage dans le cachot, le visage de Justine. Ses yeux terrifiés. Justine, qui avait voulu l’aider, jusqu’au bout. Justine, ma chère Justine.
Elle se souvenait… De la matraque dans la bouche. Du viol. Par ce…
Aucun mot ne vint égaler le dégoût. Envie de vomir fulgurante. Elle évita de justesse la catastrophe, se contenta de pleurer. Les larmes, au moins, ça ne tache pas.
Fin du film, Daniel qui braquait l’agresseur, lui mettait son compte. Elle repassa ces images en boucle. Les seules qui valaient une rediffusion.
Daniel… Qui l’avait accompagnée jusqu’ici, sa main dans la sienne. Ses lèvres sur son front. Un petit signe, un dernier sourire avant qu’elle ne soit kidnappée par les blouses blanches. Daniel… Qui lui avait pardonné son crime. Elle pleura plus fort. Daniel, qu’elle ne verrait plus jamais. Cruelle évidence.
Elle crispa ses doigts meurtris face à l’avalanche de mauvais souvenirs. Pariotti. La chute dans l’escalier. Monique, morte en bas des marches. Ils auraient mieux fait de me brûler la cervelle, ces salauds ! Soudain, elle réalisa qu’on était mercredi. Le parloir, cet après-midi. Peut-être maintenant.
C’en était trop. Trop à supporter. Elle s’étouffa de sanglots, se noya dans ses propres larmes. Tout ça à cause de cette ordure de Marquise ! Qui n’avait même pas daigné crever. Qui devait savourer chaque instant de sa vengeance.
Fiasco complet. Ça ressemblait à sa vie. C’était sa vie.
Bientôt, on la sortirait d’ici, pour l’enfermer dans un nouveau centre. Nouvelle tombe. Nouvelles mesures d’isolement. Elle serait peut-être même jetée directement au cachot et pour longtemps. Pour toujours.
Avec deux surveillantes à son palmarès, elle devenait la fille à abattre. L’ennemie jurée des gardiens. Celle qui paierait pour tous les autres. La cristallisation de toutes les haines, le point de convergence. Un exemple à faire. Brimades, humiliations, tortures. Ils allaient la recevoir avec tous les égards, dans cette nouvelle taule.
Elle avait du mal à respirer, submergée par une vague de désespérance. Elle tenta d’attraper la carafe pour étancher sa soif. Trop loin, trop dur. Alors elle mouilla ses lèvres et sa langue avec le liquide salé offert gracieusement par ses yeux.
Si seulement je trouvais le moyen d’entrer en contact avec le flic du parloir ! Si seulement…
Si seulement tu n’étais pas enchaînée à un lit d’hôpital dans une solitude absolue, Marianne. Trop tard. Foutu. Perpète. Pour toujours.
La porte de la chambre s’ouvrit, certainement le Diable en personne…
Une infirmière, une simple infirmière, entra.
— Tiens ! On est réveillé !
Qui, on ? Je suis si enflée qu’elle me voit double ? Marianne sécha ses larmes avec son unique main. Fixa la blouse blanche avec son unique œil. La trentaine, brune, une queue-de-cheval. Les pieds enfoncés dans des sabots roses, ridicules.
— Comment on se sent ?
— Mal… partout.
Difficile de causer avec du ciment plein la bouche.
— Avec la perfusion, ça devrait aller. Le médecin passera vous voir cet après-midi.
— Il est quelle heure ?
— Pas loin de midi.
Encore quelques heures avant le parloir. Mais par quel miracle… Pas la peine de rêver, Marianne.
La blouse blanche vérifia la perfusion puis sortit un thermomètre.
— Mettez ça sous votre bras, ordonna-t-elle.
Marianne souleva son épaule droite en geignant. Visiblement, l’infirmière était prudente. Elle ne s’approchait pas trop du lit. On l’avait sans doute briefée sur le phénomène Gréville.
— 39… Hum…
— C’est quoi, le numéro de ma chambre ? demanda Marianne.
— La 119… En médecine générale.
Marianne écarquilla les yeux. Non, écarquilla l’œil.
— C’est… C’était mon numéro de cellule en prison…
— Alors faut croire que c’est pas un numéro porte-bonheur, pour vous !
Abrutie ! Tu ferais mieux de t’acheter des pompes dignes de ce nom au lieu de faire de l’humour !
— Mon nez… il est cassé ?
— Ah ça oui ! Mais il est encore droit, rassurez-vous !
— J’ai envie de faire pipi… Je vais me lever…
— Vous pouvez pas vous lever, vous êtes attachée ! Je vous apporte le bassin.
L’infirmière passa dans la salle de bains et en ressortit avec les chiottes portatives. Ça aurait pu lui servir à vomir, mais pour le reste…
— Pas là-dedans !
— On arrête les caprices !
Elle commence à me gonfler avec ses on. On va te mettre un pain dans la gueule. On va t’obliger à bouffer tes sabots Barbie joue-à-l’infirmière.
— J’ai pas les clefs des menottes, de toute façon !
— Et s’il y a le feu, on fait comment ? rétorqua Marianne en soupirant.
— On bouge le lit !
— Très drôle ! Non, allez, détachez-moi, je peux pas pisser dans ce truc…
Cette fois, ce fut l’infirmière qui souffla d’agacement.
— J’ai pas vraiment de temps à perdre !
— Pour moi aussi ça presse !
— Eh bien, on utilise le bassin, alors !
Marianne respira un bon coup, crut que ses poumons allaient se disloquer. On reste calme.
— S’il vous plaît ! Y a bien quelqu’un qui a les clefs ?
Sabots roses leva les yeux au ciel.
— Les policiers dans le couloir.
— Je veux juste aller aux WC… Et j’aimerais me faire un brin de toilette, aussi…
L’infirmière s’éclipsa. Elle revint en compagnie d’un gringalet en uniforme qui fixa Marianne avec de petits yeux fourbes.
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