Il hocha la tête. Émit un son qui voulait sans doute dire oui.
— Et là, t’as pas l’autorisation, tu piges ?
L’infirmière partit chercher les flics. Marianne repoussa le toubib rudement, il atterrit contre le chevet, foutant la carafe d’eau par terre. Les deux flics arrivèrent, Sabots roses juste derrière.
— Cette folle m’a agressé ! pleurnicha Estier maintenant qu’il était à distance.
Maintenant que ses bijoux de famille étaient en lieu sûr. Marianne affronta les deux policiers du regard. Le nabot s’était planqué derrière une sorte de géant hirsute qui devait avoisiner les cent vingt kilos de muscles.
— Tu veux qu’on te calme ? menaça le colosse.
— Je veux juste qu’on me foute la paix…
Il attrapa le poignet gauche de Marianne, vissa sa main gigantesque dessus. Elle hurla de douleur. Il sortit une paire de menottes et l’amarra solidement au barreau métallique.
— Vous avez pas le droit de m’attacher les deux mains ! s’époumona Marianne.
— Ferme-la ! enjoignit le nabot en s’approchant.
Estier lui décocha un sourire vengeur.
— Toi, si tu poses encore tes sales pattes de vieux sur moi, je t’explose !
— Ne vous approchez plus d’elle, conseilla le géant. Si elle préfère crever, c’est son problème…
— Je vais lui faire une piqûre de calmant à cette furie…
— Va te faire mettre !
Sabots roses prit une mine outragée. Estier s’avança avec la seringue, Marianne tira sur les bracelets de toutes ses forces, malmenant son articulation luxée. Mais l’aiguille se planta malgré tout dans son bras gauche.
— Je t’emmerde ! Je vous emmerde tous !
Ils quittèrent la chambre tandis que Marianne continuait à vociférer dans le vide. Insultant la terre entière. Tout le monde en eut pour son grade. Médecins, infirmières, police, juges, matons. Même ses vieux.
Puis sa paupière se fit lourde. Et elle sombra d’un seul coup dans le néant.
Jusqu’à ce que les images reviennent, dans une sorte de mélange entre conscience et inconscience… Combien de temps avait-elle plongé dans cette obscurité totale ? Une minute… ? Trois heures… ?
Incapable de dire s’il faisait encore jour ou déjà nuit, elle oscilla longtemps entre deux cauchemars. Celui, réel, de cette chambre où elle était enchaînée comme une bête. Et l’autre. Tout aussi réel. Ces images du passé qui remontaient à la surface, comme ces corps de noyés qu’on voudrait faire disparaître au fond de l’étang mais qui finissent toujours par ressurgir de la vase…
… Un cachot. Visage d’ange. Les coups, les insultes. Le rat dépecé dans l’assiette. Le froid qui la ronge, la douleur qui la tue lentement. Ces interminables heures d’agonie. Le filin d’acier dans ses chairs meurtries. Le sommeil interdit.
Et la mort qui refuse de venir la délivrer…
… Marianne ouvrit les yeux. Les deux. Serra ses poings. Paysage grisâtre derrière les barreaux noirs. Ces souvenirs-là revenaient la hanter jusque dans ses rêves. Depuis plus d’un an.
Maintenant, il y en aurait d’autres. Était-ce pire la première fois ou la deuxième ?
Le viol. Pire que trois jours de torture sans nom ? Difficile à dire. Et il restait encore à affronter l’avenir. Le plus grand de ses ennemis. Demain.
Ça recommencera. Ça ne s’arrêtera jamais. Parce que même la mort ne veut pas de moi. Pourtant, je lui donné tant d’offrandes en sacrifice ! C’est peut-être pour ça qu’elle ne veut pas de moi. Parce que je suis l’une de ses meilleures pourvoyeuses sur cette terre. Parce qu’à vingt et un ans, je lui ai déjà fourni cinq corps en pâture.
Mais je n’en peux plus. C’est à mon tour maintenant ! Viens me chercher. Emmène-moi en enfer. Donne-moi la main et fais-moi traverser.
Le commissaire principal Francky a dû repartir de la prison. Il doit chercher qui va me remplacer pour accomplir ses desseins meurtriers. Si j’avais dit oui tout de suite ! Si j’avais pas sauté sur cette chienne de Solange ! Tout ça à cause de toi, Emma ! Putain de fantôme !
Non, Marianne. Tout ça, c’est de ta faute.
Elle tenta de se détacher. S’exténua en vain. Poussant des sortes de grognements de fauve encagé. Essayant de faire céder les barrières avec des coups de pied, des coups d’épaule. Jusqu’à ce que la fatigue irisée de douleur ne lui fasse jeter l’éponge. Elle regretta d’être venue au monde. Insulta sa mère. Son père. Les dieux de l’enfer. Encore une salve de larmes, ses seules amies, dans les moments les plus durs.
— Est-ce que ça va finir un jour ? murmura-t-elle.
La porte de la chambre s’ouvrit, comme pour répondre à son appel. Elle tourna la tête. Ressentit un choc d’allégresse. Une joie simple, animale, primale. Infinie.
— Daniel…
— Salut ma belle.
Il posa le sac de sport de Marianne sur le vieux fauteuil en cuir. Elle se redressa, il prit son visage entre ses mains. Essuya ses larmes, doucement. Elle ne pouvait même pas l’enlacer, même pas le toucher.
— J’ai pas pu venir avant, Marianne. Et les deux crétins devant la porte ont bien failli m’empêcher d’entrer ! J’ai dit que je venais t’apporter tes affaires… Et t’interroger sur ce qui s’était passé au cachot… Ils t’ont attaché les deux mains ?
— Ouais ! Tu veux pas essayer de me faire libérer ? Je voudrais te serrer dans mes bras…
Dans le couloir, Marianne l’entendit discuter avec les flics.
— Elle a agressé le toubib ! raconta le nabot. C’est une dangereuse…
— Je la connais bien ! Elle a l’air calme, maintenant… Vous pourriez peut-être la détacher ?
— Elle est bien comme ça ! rétorqua le géant.
— Ne soyez pas vaches ! Tant que je suis là, vous ne risquez rien…
Ils parlementèrent de longues minutes. Le colosse céda enfin et le suivit dans la chambre. Il s’adressa à Marianne comme à son clébard.
— Je te détache tant que le surveillant est là ! Mais je te conseille de pas t’exciter !
— D’accord, murmura Marianne d’un ton docile.
Elle lui aurait léché les pieds pour pouvoir retrouver l’usage de ses bras. Il desserra les deux bracelets.
— Vous voulez que je reste ?
— Non, répondit Daniel. Elle ne se montrera pas violente envers moi, je vous assure.
— Comme vous voudrez, grogna le géant en haussant les épaules.
Enfin seuls… Marianne se blottit dans les bras de son amant. Ils restèrent ainsi de longues minutes, sans parler. Presque sans respirer. Nourris l’un de l’autre.
— J’ai cru que je te reverrais jamais ! dit-elle en l’étouffant.
Il souriait, caressait son dos.
— J’ai pas arrêté de penser à toi, avoua-t-il. Comment tu te sens ?
— J’ai connu mieux…
— Marianne… Je… J’aurais dû te protéger… Je…
Elle sentit qu’il s’écroulait dans ses bras. Comprit qu’il pleurait.
— J’ai même pas été capable d’empêcher ses salopards de… J’ai… J’aimerais tant te sortir de là ! Je t’aime tellement et je n’ai rien pu pour toi… Pardon, Marianne…
Elle sanglota à son tour, touchée jusqu’au cœur. Jusqu’aux tripes. Elle posa son front sur le sien.
— Tu as fait tellement pour moi…
Il nia avec la tête. Ses yeux étaient devenus gris, comme chaque fois qu’ils étaient sous l’emprise de la tristesse ou de la colère.
— Tu m’aimes vraiment ? demanda-t-elle d’une voix pétrie d’espoir.
— Oui, Marianne…
Elle avait le souffle court. Avait envie de lui dire aussi. Cherchait des mots inconnus qui pourraient traduire tout ce que son corps hurlait.
— Moi aussi, confessa-t-elle simplement.
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