— Pas fort, résuma Justine. Elle ne parle plus. Mais elle a apprécié les clopes et le café, je crois. Et toi ? T’as réussi à les calmer ?
— Je leur ai dit que j’allais m’occuper de Marianne moi-même… Le problème, c’est que j’ai l’impression qu’ils ne m’ont pas cru. Je me demande si Solange n’a pas fait courir le bruit pour Marianne et moi…
— Tu sais… Ça se voyait que t’étais proche d’elle… On vous a souvent vus discuter ensemble, pendant les promenades. Je crois que tout le monde sait que tu l’aimes bien.
Que je l’aime, rectifia le chef en silence.
— J’espère que ça suffira, continua-t-il. Ce qui m’inquiète, c’est qu’ils ont beaucoup bu.
— J’ai vu… À mon avis, c’est pas terminé.
Ils s’installèrent dans le bureau, de part et d’autre de la vieille table en formica.
— Va te reposer, proposa Daniel. Je vais rester éveillé.
— J’ai pas sommeil…
Il lui sourit tendrement.
— Moi non plus.
Justine enchaînait café sur café pour tromper la fatigue. Elle était seule, Daniel étant parti accompagner une détenue jusqu’à l’infirmerie. Une junkie admise la veille. En pleine crise de manque et de démence. Sanchez leur avait téléphoné vers vingt-deux heures pour donner des nouvelles de Pariotti. Elle restait en observation à l’hôpital mais n’était pas en danger.
Dommage, avaient-ils pensé.
La nuit serait longue. Les détenues étaient calmes. Une petite pluie fine enveloppait la prison. Chaleur étouffante d’un orage larvé. Justine avait déboutonné le col de sa chemise, histoire de respirer plus facilement. Ses yeux commençaient à cligner dangereusement. Elle croisa ses bras sur la table, posa son front dessus. Juste quelques minutes. Juste pour reposer ses paupières aussi lourdes que la peine capitale. Elle sombra malgré elle, bercée par l’averse qui tintait sur les toits. Plongea dans un drôle de rêve. Elle courait dans les couloirs de la prison. Sans direction précise. Elle chutait dans l’escalier, les détenues applaudissaient des deux mains.
Elle s’éveilla brusquement. Un bruit venait de résonner dans son cerveau engourdi. Elle releva la tête et gémit de douleur, ankylosée par son inconfortable position. Elle passa une main sur sa nuque, consulta sa montre, une heure quarante. Elle avait dormi à peine un quart d’heure.
Elle tendit l’oreille. Une grille s’ouvrait. Daniel ? Et si ce n’était pas lui ? Son cœur se pressa comme un agrume. Elle se posta à l’entrée du bureau. Dans la pénombre du couloir, son cauchemar prit forme. Des silhouettes avançaient vers elle sans la voir. Elle respira un grand coup, alluma les lumières. Se retrouva à vingt mètres de cinq surveillants.
— Qu’est-ce que vous venez foutre ici ? aboya-t-elle en croisant les bras.
Les hommes s’avancèrent, Portier en tête.
— On vient rendre une petite visite à Gréville…
Justine se mit à prier pour que Daniel revienne. Maintenant. Avant qu’il ne soit trop tard.
— Hors de question ! Je veux pas de bordel chez moi. Alors, vous faites demi-tour.
— Il est où ton chef ?
— Pas très loin.
Portier souriait. La voie était libre. Il adressa un signe à ses hommes, ils prirent le chemin du quartier disciplinaire. Justine se précipita et se planta en haut de l’escalier pour leur barrer le chemin. Une femme contre cinq mecs. Elle n’en menait pas large.
— Déconne pas, conseilla Portier. Pousse-toi, ça vaut mieux.
— Certainement pas ! Vous n’irez nulle part ! Vous n’en avez pas le droit. Et puis ça ne servira à rien, de toute façon…
Portier se colla contre elle. Elle eut un haut-le-cœur. Son haleine aux effluves de vinasse, sans doute.
— Et si c’était toi qui étais morte ? insinua le gradé.
— Monique serait à ma place.
Ça leur coupa le sifflet quelques secondes. Pas plus.
Merde, Daniel, remonte !
— Les traîtres, on n’aime pas beaucoup ça chez nous ! prévint Mestre.
— Je fais mon boulot, c’est tout.
— Mais nous aussi, ma petite ! On peut pas laisser une prisonnière tuer une gardienne sans réagir, tu crois pas ?
— C’est à la justice de régler ça, pas à vous.
Un rire de meute fit écho à sa remarque.
— La justice, c’est nous qui allons la rendre ! annonça Mestre.
— T’inquiète ! On va pas la tuer… Juste lui faire regretter à mort !
Ils ricanèrent encore un coup. Justine essaya d’avaler sa salive. Mais la peur lui paralysait la gorge.
Daniel, je t’en prie ! Reviens !
— Foutez le camp ! ordonna-t-elle.
Portier s’empara d’elle.
— Allez, tu te calmes ! dit-il en lui bloquant les bras dans le dos.
Marianne, malgré la chaleur, s’était glissée sous la couverture. La solitude, sans doute, lui faisait froid dans le dos. Elle avait fini par s’endormir, d’épuisement. Voguait maintenant sur les tumultes d’un océan noirâtre de culpabilité. Recevait des paquets de mer en pleine tête.
Ce fut une clef qui la réveilla. Comme toujours depuis quatre longues années. Le grincement de la porte lui souleva les paupières. Mais pas le cœur. Elle l’attendait depuis des heures. L’espérait de toutes ses forces. Il vient enfin me voir. Me pardonner. M’aimer.
Elle se redressa, prit soudain cent watts dans les rétines. Après l’éblouissement, vision d’enfer. Une armée d’uniformes, juste derrière le sas grillagé. Encerclée par les fauves en appétit.
Ils ouvrirent la dernière barrière, elle repoussa la couverture. Elle aperçut alors son amie, tenue par deux de ses collègues.
— On te réveille ? attaqua Portier en souriant. T’arrives encore à dormir après ton crime ? Après tous tes crimes…
Marianne se leva. Son regard croisa celui de Justine. Elle voyait déjà sa sépulture s’y refléter. Un linceul de peur qui couvrait ses iris.
— Lâchez Justine, répondit Marianne en fixant le gradé ventripotent. C’est moi que vous voulez, pas elle…
— Tu crois que tu vas me donner des ordres ? Elle essayait de nous empêcher de venir te voir ! On est en train de lui éviter une grosse connerie… Tu voudrais pas qu’elle gâche sa carrière pour toi, non ? T’as déjà fait assez de mal comme ça !
Marianne cessa de parler. Inutile de les exciter. Ils ne s’en prendraient pas à une gardienne, de toute façon. Pas ce soir, en tout cas. Ils s’occuperaient d’elle plus tard. Ce soir, la cible, c’était elle. L’appât qui allait nourrir leurs vieilles rancœurs.
Ils attachèrent la surveillante à la grille.
— Puisque tu y tiens, tu vas assister au spectacle ! ironisa Mestre en serrant les bracelets.
— Arrêtez ! hurla Justine. Je vous balancerai ! Vous finirez en cellule !
Ils ricanèrent devant ces menaces chimériques. Foutre une raclée à un détenu n’avait jamais conduit aucun surveillant devant le juge. Dans ce cachot, tout le monde en était conscient.
Marianne, encore intacte, avait reculé jusqu’au mur. Se préparant. Mentalement, physiquement. Il fallait déconnecter son esprit de son corps, juste avant la torture. Le chasser loin d’ici. Ne rien leur donner d’autre qu’un morceau de chair sans âme. Mais la présence de Justine, son air terrorisé, l’en empêchait. Justine qui sanglotait, maintenant. Tandis que le visage de Marianne restait sec et froid. Pourquoi Daniel ne les a-t-il pas empêchés de descendre ? Justine a essayé, elle. Elle ne m’a pas trahie. Mais si elle est leur prisonnière, c’est que Daniel n’est plus là. Parce qu’elle, il l’aurait protégée… Alors, peut-être qu’il m’aime encore un peu… Se rassurer, juste avant l’épreuve.
Читать дальше