Choisir, toujours.
Rendre les coups. Sans aucune pitié.
La haine. Qui jamais ne l’a quitté depuis que son père l’a abandonné.
La haine.
Sa colonne vertébrale, sa force, le levier de sa puissance. Plus efficace que n’importe quel flingue.
Il faut éviter de la diluer dans les sentiments. Pure, elle doit couler dans ses veines, saturer son cerveau. Abolir le doute, le désespoir, la peur.
Froide, elle doit contracter ses muscles.
Précise, elle doit viser les deux monstres qui se terrent dans cette maudite baraque.
Impitoyable, elle doit frapper sans hésiter.
Soudain, les sanglots de Jessica viennent briser sa concentration.
Suivis de près par ceux d’Aurélie.
— Arrêtez de pleurer ! hurle Raphaël.
William se réveille en sursaut.
— Arrêtez de chialer ! répète méchamment le braqueur. C’est tout ce qu’il attend !
— Dis pas ça, murmure William. Ce ne sont que des gamines ! Elles doivent être mortes de trouille.
Comme nous, se garde-t-il d’ajouter.
— Elles m’empêchent de réfléchir, grogne Raphaël.
Elles attendrissent ma haine et me dévient du seul but qui doit être le mien : sauver ma peau et surtout celle de mon frère.
De l’autre côté du mur, les sanglots cessent. À moins qu’elles n’aient enfoui leur visage dans l’oreiller.
Peu importe.
— Tu ferais mieux de les rassurer, sermonne William.
— Les rassurer ? Et tu veux que je leur dise quoi, hein ? Que je vais les sortir de là, les ramener chez leurs parents sur mon beau cheval blanc ?
— Non, mais…
— Tu veux que je leur dise la vérité, peut-être ? Qu’il va les torturer, les violer ? Tu veux que je leur explique ce que ça va leur faire quand il va passer des heures à les baiser ?
William soupire et s’écarte de son frangin.
— Dis-moi plutôt ce que tu es allé raconter à l’autre enculé, reprend Raphaël.
— Hein ?
— Il a dit que tu t’étais mis à table au sujet des bijoux. Qu’est-ce que tu lui as balancé ?
— Rien d’important.
— Accouche, ordonne son frère.
— J’ai pas eu le choix, s’excuse William. Ce malade s’en est pris à Chris, et…
— Je te demande seulement ce que tu lui as dit, coupe Raphaël d’un ton sec.
— Je lui ai donné la valeur estimée des bijoux. Enfin, à peu près. Et puis je lui ai dit que tu avais fait le coup pour un commanditaire étranger. Qu’il n’y avait que toi qui pouvais transformer les bijoux en argent liquide. Et…
— Et ?
— Je lui ai dit le pourcentage que le fourgue devait nous filer.
— T’as jamais appris à fermer ta gueule ?
Blessé, William met quelques secondes à répondre.
— Il était en train de torturer Chris, sous mes yeux.
— Et après ? s’emporte Raphaël. T’as vu comment elle a fini ? Tu crois que ça aurait changé quoi ? Tu pensais la sauver, peut-être ?
William retient ses larmes.
— Je te croyais mort. Je… J’étais mal, putain ! Tu peux comprendre ça ? J’ai cru que je ne te reverrais jamais, merde ! Y a de quoi perdre ses moyens, non ?…
Raphaël garde le silence à son tour.
— C’est bon, dit-il finalement. N’en parlons plus.
— Désolé de te décevoir, mais je ne suis pas aussi fort que toi, balance William d’un ton acide.
— J’ai pas dit ça. Oublions, OK ? Faut qu’on reste soudés comme les doigts de la main. D’accord avec ça ?
— D’accord, répond William d’une voix à peine audible.
— Tant que ce fumier ne sait pas comment échanger le fric contre les bijoux, on restera en vie. Garde confiance, mon frère.
*
La nuit est tombée, peut-être. Sans doute.
Et depuis longtemps.
Raphaël a une faim de loup, une soif atroce. Il a mal partout, avec l’impression d’être passé dans une broyeuse. Les poignets attachés dans le dos, les chevilles entravées, il se sent sale, faible. À la merci du premier venu.
William a réussi à s’allonger et a posé son crâne douloureux sur les cuisses de son frère ; il doit faire un cauchemar, a du mal à respirer.
Ses blessures continuent à lui infliger un véritable calvaire. Pourtant, il ne se plaint pas.
Raphaël est fier de lui. Ils sont forgés dans le même acier, même si Will reste encore trop tendre. Sa carapace n’a pas eu le temps de durcir. Mais s’ils s’en sortent, elle sera à toute épreuve.
William, dernier de la fratrie, venu au monde alors que le père venait de prendre la tangente et que Raphaël approchait de ses 15 ans.
Un âge précoce pour être propulsé au rang de chef de famille…
Le voilà, prenant la place de son père, même s’il ne dort pas dans le lit maternel.
Le voilà, prenant dans ses bras ce nouveau-né au visage fripé. Aussi moche qu’il est beau aujourd’hui.
Le plus beau des trois frères.
Le cadet, Anthony, n’est encore qu’un gamin de 8 ans. Qui se demande quand son père reviendra. Alors que Raphaël a compris qu’ils ne le reverront plus jamais. Qu’il faut faire sans lui. Qu’il faut aider cette mère dévouée qui se crève à faire des ménages à longueur de temps pour leur assurer le minimum vital.
Alors, il décide de devenir riche. De ramener suffisamment de fric à la maison pour qu’elle n’ait plus à se tuer à la tâche. Pour que ses frères aillent à la fac et deviennent des mecs importants. Des mecs qu’on respecte.
Pas comme son salaud de père.
Qui lui manque tant.
Du fric pour lui, aussi. Pour que les filles le regardent, l’admirent, se jettent à son cou ou se traînent à ses pieds.
Beaucoup d’ados en rêvent. Raphaël, lui, décide de passer à l’action.
Ça commence par le vol d’une voiture, par les petits trafics de merde. Par le braquage d’un bureau de poste.
Ça commence par six mois de prison. Dont il ressort plein de haine et de fêlures, mais le torse bombé, le regard fier et le sourire assuré du caïd.
Même s’il a attendu chaque jour que son paternel débarque au parloir.
En vain.
Ça continue par un petit cambriolage minable. Puis un autre.
Il a toujours un peu de fraîche dans les poches, mais ça ne se passe pas tout à fait comme prévu.
Au lieu de bosser à l’école, Anthony prend exemple sur lui et entre dans la délinquance alors qu’il n’est encore qu’un gamin.
Sa mère refuse cet argent dont elle méprise la provenance et continue à s’échiner dans les parties communes des immeubles sales.
Les filles qui se pendent à son cou sont toutes les mêmes ; elles ne l’intéressent déjà plus.
Et puis un jour, tout change.
Un jour, il croise son mentor. Pas un petit délinquant minable, un véritable as du braquage, qui lui apprend les fameuses règles du jeu.
Un type qui passe inaperçu, qui ne paye pas de mine : petit, trapu, la cinquantaine et le cheveu grisonnant. Voiture modeste, maison modeste, fringues modestes. Seul son regard trahit ce qu’il est vraiment.
L’élève apprend. Et très vite, il dépasse le maître.
Raphaël est doué. Il n’a peur de rien.
Commence alors une autre vie où il se laisse griser par l’argent, le risque, les femmes et l’alcool. Où il se délecte de ses propres exploits qui s’étalent en gros caractères dans les pages des faits divers.
Des années fastes où il se sent invincible. Où il se prend pour un dieu vivant.
À 23 ans, il épouse Delphine. Jolie, discrète, cultivée. Fidèle et dévouée.
« Des gosses ? On verra plus tard. Quand j’aurai suffisamment profité de la vie. »
Et puis, c’est la chute, brutale.
Non, il n’était pas invincible, les flics ont été plus forts que lui.
Читать дальше