Papa plante le canon du Double Eagle dans la nuque de William.
— Tu choisis : elle ou lui.
La menace habituelle, mais qui fonctionne à merveille. Car Raphaël est conscient que ce malade n’hésitera pas à tirer. Il serre son poing valide, ses lèvres se mettent à trembler. Ses yeux vont de son frère à Christel.
Terrorisée.
— Tu la fous dans le trou et tu rebouches.
— Il faut la tuer d’abord, s’entend dire Raphaël.
— Pourquoi ? s’étonne papa. Avec les deux jambes cassées et les mains attachées, je ne vois pas comment elle pourrait remonter à la surface.
Il pousse violemment William qui tombe à genoux dans le tapis de feuilles mortes, puis pose l’arme à la naissance de son crâne.
— Je te laisse dix secondes.
Raphaël plonge encore ses yeux dans ceux de Christel. Qui le supplie d’abord en silence, avant d’essayer de parler.
D’une voix pathétique.
— Raph ! Aide-moi !
Une autre voix, maléfique, égrène le compte à rebours.
— Neuf, huit, sept…
Raphaël tombe à genoux à son tour. Dix secondes, déjà bien entamées. Pas le temps de l’étrangler ou même de l’étouffer en posant une main sur sa bouche.
Il caresse tendrement le front de Christel qui se met à pleurer.
— Trois, deux…
— Désolé, ma belle, murmure-t-il.
— Un … Alors, champion, tu as fait ton choix ? s’amuse Patrick.
Raphaël attrape la pelle, frappe de toutes ses forces sur le crâne de la jeune femme.
Sauf que des forces, il n’en a plus beaucoup.
Puis avec le pied, il pousse le corps inerte dans la fosse.
Le visage de papa se contracte.
— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé ! braille-t-il.
Raphaël serre le manche de la pelle dans sa main valide. Il tremble, ne va pas tarder à fondre en larmes.
— Allez, rebouche-moi ça en vitesse, connard !
Raphaël s’attelle à sa morbide besogne, évitant de regarder le visage de Christel maculé par le sang qui coule de son cuir chevelu.
Ses yeux sont fermés, sa bouche entrouverte.
Même s’il a frappé aussi fort qu’il pouvait, Raphaël sait qu’elle est encore en vie.
— Elle était morte ?
— Oui.
— T’es sûr ? chuchote encore William.
— Ferme-la, par pitié.
Dans le noir complet, assis à même le carrelage, ils sont attachés comme des animaux.
— J’ai cogné aussi fort que je pouvais.
— Je sais, acquiesce son frère. Je ne te reproche rien.
— Tu devrais, pourtant, murmure Raphaël. Jamais je n’aurais dû t’entraîner dans ce coup foireux !
— C’est moi qui t’ai supplié pendant des mois de me prendre avec toi, rappelle William.
— Et alors ? J’aurais dû refuser, voilà tout.
— Ah ouais ? Et je serais monté sur un autre coup avec un tocard !
— Même avec le pire des baltringues, ça aurait difficilement pu se terminer plus mal ! souligne Raphaël d’un ton désabusé.
— Peut-être, mais au moins on est ensemble.
— Je donnerais ma vie pour que tu sois ailleurs en ce moment… Au dernier étage d’un palace, allongé sur un plumard king size, avec une belle nana dans tes bras… Caviar, Dom Pérignon et paquet de Marlboro à portée de main…
— Arrête ! salive William.
Ils gardent le silence un instant, tellement épuisés que parler est un effort. Raphaël essaie de réfléchir à la manière de sortir vivant de ce bourbier mais son esprit est obnubilé par une seule image : celle de la terre recouvrant progressivement le visage de Christel. S’insinuant dans ses vêtements, dans sa bouche.
Puis, à la dernière seconde, ses paupières qui se soulèvent, ses yeux épouvantés qui le fixent.
Ça, Raphaël n’est pas près de l’oublier.
Il a l’impression d’étouffer, l’impression que c’est dans sa propre gorge que coule la terre noire et grasse.
— Je suis sûr qu’elle était morte, se rassure William.
— Sans aucun doute, répond doucement son frère.
Les minutes passent, ouvrant une à une les portes de l’enfer.
Des minutes à se demander de quelle façon horrible ils vont crever.
Et surtout, à se demander lequel des deux devra supporter de voir l’autre mourir.
— Tu crois qu’il y avait de la drogue dedans ? J’ai vachement sommeil…
— Normal, ça fait deux jours qu’on n’a pas dormi.
De l’autre côté de la cloison, les filles chuchotent aussi. Elles n’ont vu personne depuis plusieurs heures ; depuis que le psychopathe est venu dans leur chambre remplacer la vitre brisée par un morceau de Plexiglas.
Affamées, elles viennent de se résoudre à dévorer leur sandwich en se regardant droit dans les yeux.
Elles ne peuvent plus se toucher, papa ayant fixé le lit d’Aurélie au mur, à la va-vite.
— Ils ont enfermé d’autres gens à côté. L’autre taré, il a dit : « Attache-les ! »
— J’ai entendu, murmure Jessie. On devrait leur parler, non ?
— Et si le vieux nous entend ?
— On peut essayer quand même !
Jessica donne trois coups brefs sur le mur avec le plat de sa main. Puis elles tendent toutes les deux l’oreille.
Et soudain, une voix familière leur répond.
— Les filles ? C’est moi, Raphaël. On est à côté… On est enfermés, nous aussi. Comment vous allez ?
— Ça va, prétend courageusement Jessica. Et vous ?
— Ça va aussi… Je suis avec William, c’est mon frère.
— Vous savez ce qu’il nous veut, ce fou ? espère Aurélie.
Dans l’autre pièce, le cœur de Raphaël se comprime.
Il sait qu’il va les torturer, les violer puis s’en débarrasser.
Une question l’obsède particulièrement : devra-t-il les enterrer vivantes, elles aussi ?
*
William s’est endormi, la tête posée sur son épaule. Comme quand il était gamin.
Raphaël écoute sa respiration régulière, sent son souffle chaud dans son cou.
Il a froid mais essaie de contrôler ses tremblements pour ne pas réveiller son jeune frère.
Si jeune…
Finiront-ils à leur tour dans un trou, les mains liées dans le dos ? S’étoufferont-ils lentement, comme Christel ?
— Non, murmure Raphaël d’une voix à peine audible. Jamais. Jamais, putain !
Leur prison ressemble au cachot qu’il a connu des années durant. Sauf qu’il n’était pas enchaîné. Et qu’il avait l’espoir de sortir un jour.
Il rêverait presque d’y retourner.
Presque.
Il a eu une vie bien remplie.
Une vie à jouer au gendarme et au voleur. À jouer avec le feu, à se prendre pour un héros.
Une vie à narguer les flics, à défier les lois.
Une vie d’adrénaline où l’ennui et la routine ont été bannis. Où le risque était roi, toujours.
Il a eu une vie.
Pas William. Trop jeune pour crever dans ce trou à rats.
Et les deux gamines d’à côté ? Plus jeunes que Will, encore…
Raphaël a envie de pleurer. Il ferme les yeux, se concentre. Refuse cette faiblesse qui le tuera plus facilement que le malade mental qui hante ces lieux.
Alors, il l’appelle. En silence, mais de toutes ses forces. Il se focalise sur elle, jusqu’à ce qu’elle prenne le dessus sur tout le reste.
Jusqu’à ce qu’elle envahisse chaque atome de son corps.
Elle, la haine.
La seule à pouvoir le remettre debout. La seule qui l’ait aidé à tenir en taule.
Haine de l’enfermement et des geôliers.
Haine de cette société, des lois humaines, de l’obéissance. Haine de la soumission, de la servilité.
Haine du troupeau.
Rester un prédateur, ne pas devenir une proie. Donner les ordres, ne jamais les recevoir.
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