La seule chose dont il est certain, c’est qu’il a survécu.
Ses yeux ne se sont pas refermés depuis que papa a frappé Jessica.
Il sait qu’il est tiré d’affaire. Pour l’instant.
Il a souvent pensé à la mort, la sienne. L’a jouée et rejouée dans sa tête un bon paquet de fois. Avec différents scénarii plus ou moins rocambolesques.
Abattu par les flics au cours d’un braquage ou d’une évasion.
Abattu par un complice, un traître, voulant lui voler son territoire, récupérer son butin. Comme les fauves se disputent la carcasse encore chaude d’une proie.
Mort de vieillesse sur une île paradisiaque du bout du monde après avoir dépensé tout son blé, jusqu’au dernier centime.
Mais battu à mort par un pervers gringalet : scénario inenvisageable ! Trop sordide, pas assez héroïque. Il n’a pas pris tous les risques pour finir comme ça.
Alors, après ces longues heures à naviguer sur une mer démontée, il se sent prêt.
Il se concentre, réunit ce qui lui reste de force et se fait violence. Il parvient à se traîner jusqu’à la cloison, en rampant tel un animal. Il reprend son souffle, laisse la douleur se calmer un peu. Puis il tente de s’asseoir, au prix d’une nouvelle série de tourments. Il serre les dents pour ne pas crier, le voilà enfin adossé au mur, en face de la fenêtre.
En face des deux lits. De deux jeunes inconnues qui partagent sa suite royale au purgatoire.
Il s’accorde de longues minutes pour récupérer de cet effort surhumain.
S’ensuit l’inventaire de ses blessures. Voir ce qu’il peut et ne peut pas faire. De quelles armes il dispose.
Sa main droite est hors service, il a plusieurs doigts cassés.
Ainsi que plusieurs côtes. Et le nez, bien sûr.
Il se demande s’il restera défiguré. Il donnerait cher pour un miroir. Bien plus cher pour tenir ce fumier entre ses mains. Pour braquer son colt fétiche entre ses deux yeux.
Non, ce serait trop rapide. Pas assez douloureux.
Suite de la check-list. L’appareil est mal en point, il vaudrait peut-être mieux rester au sol…
Il a une migraine d’enfer, sans doute une blessure ouverte au-dessus de la nuque. Peut-être même un traumatisme crânien.
Horriblement mal à la jambe. À coup sûr, son tibia est brisé ou au moins fêlé.
S’ajoutent un nombre incalculable d’hématomes qui font pression sur ses chairs.
Rien de grave, après tout. C’est ce qu’il faut se dire.
En s’aidant du mur, il tente à présent de se mettre debout. S’appuyer dos à la cloison, pousser sur sa jambe intacte.
Il retombe, ne peut retenir un cri.
Putain, je vais pas te rater, papa…
Deuxième essai, il y est presque.
Nouvel échec. Il a l’impression de se casser les reins sur le carrelage.
Encore une pause, inutile de s’épuiser.
Dix minutes plus tard, il recommence. S’acharne.
Debout, enfin. Le vertige le saisit, il ferme les yeux.
Ne pas se rasseoir. Tenir.
Le problème, c’est que l’autre malade lui a attaché les chevilles. À quoi bon tous ces efforts pour se lever, alors ?
Ressembler à nouveau à un homme, voilà sa récompense. Son unique réconfort.
Réfléchis, Raph…
Il peut sans doute atteindre les filles. La solution est là. Il tente un premier pas, ou plutôt un premier saut, et s’écrase lamentablement sur le carrelage.
— Monsieur ? Ça va ?
— Jessica ? Comment tu te sens ?
Elle est surprise qu’il demande. Rassurée.
Il a un peu la même voix que son père. Elle sourit tristement dans la pénombre.
— J’ai mal… Mais ça va aller.
— Tu as une main libre ?
— Oui.
— Toi aussi, Aurélie ?
— Oui !
— Je vais venir jusqu’à vous et vous allez me détacher, d’accord ?
— D’accord, chuchote Jessica. On va essayer…
Raphaël se remet à ramper en direction de la fenêtre. Étrange que papa n’ait pas envisagé cette possibilité. Il vient de commettre sa première erreur. Elle lui sera fatale, Raphaël tente de s’en persuader.
— Vous y arrivez ? s’impatiente Aurélie.
Il ne répond pas, trop occupé à surpasser la douleur qui le mord sauvagement comme une horde de chiens enragés.
— Allez, encourage Jessica. Vous y êtes presque !
Il lui faut un temps incalculable pour arriver à destination. Cette pièce immonde lui semble soudain aussi vaste que la galerie des Glaces.
Encore un effort pour s’adosser au plumard de Jessica, il reprend son souffle.
— Il faudrait vous asseoir sur le lit ! chuchote l’adolescente.
— Ouais… Laisse-moi une minute, petite.
Tout se met à voltiger dans sa tête, il glisse sur le carrelage. Il sent qu’il va tourner de l’œil.
— Monsieur ?
À nouveau allongé sur le sol, Raphaël se bat pour rester conscient.
— Parle-moi, sinon… je vais tomber… dans les vapes…
— Non ! s’écrie Jessica. Il ne faut pas ! Faut qu’on se barre d’ici, merde !
— Continue, ordonne une voix de plus en plus faible.
— Comment c’est, votre nom ? demande alors Aurélie.
— Monsieur ? Dites-nous comment vous vous appelez ! renchérit Jessie.
— Raphaël…
— Raphaël ? C’est drôlement beau comme prénom !
La voix d’Aurélie est déformée par le stress.
— Et vous faites quoi dans la vie ?
— Je…
Il a encore suffisamment de lucidité pour deviner que la vérité les affolerait. Encore assez d’énergie pour mentir.
— Je suis vétérinaire.
Bizarre qu’il ait choisi ce métier-là. Sans doute parce qu’il pense un peu trop à Sandra. À ce qu’il lui fera subir lorsqu’il sortira de cette chambre pourrie.
— Cool ! s’écrie Jessica. Allez, ne vous rendormez pas ! Restez avec nous, Raphaël !
Elle saute du lit, essaie de le hisser. Mission impossible, évidemment.
— Merde !
Elle se tourne alors vers son amie :
— Ton lit, il est fixé au mur aussi ?
— Je sais pas, avoue Aurélie.
— Essaye !
Aurélie commence à tirer sur son grabat.
Il bouge.
Papa a commis là sa seconde erreur.
— Allez, magne ! hurle Jessica.
Les deux lits sont maintenant si proches que les filles peuvent se toucher. Elles empoignent Raphaël chacune sous une aisselle.
— À trois, indique Jessica.
Un, deux, trois… Elles soulèvent Raphaël de quelques centimètres, il retombe aussitôt.
— Il est trop lourd ! gémit Aurélie qui vient presque de se démettre l’épaule.
— On réessaye ! ordonne Jessie.
Pourtant, elle souffre. Elle a si mal qu’elle se met à pleurer.
Deuxième tentative, vaine elle aussi. Comment porter un poids mort qui approche le quintal ?
— On n’y arrivera jamais ! enrage Aurélie.
— Aidez-nous, Raphaël !
Il voudrait bien, essaie juste de garder les yeux ouverts. Furieuse envie de les fermer. De replonger. D’oublier tout ce merdier.
Jessica saisit sa bouteille d’eau, ôte le bouchon avec les dents et en verse le contenu sur la tête de leur unique espoir.
Un demi-litre, pas grand-chose. Mieux que rien.
Raphaël reprend un peu ses esprits.
— Vous m’entendez ?
— Oui… je t’entends, Jessica. On… on va réessayer, d’accord ?
Il replie ses jambes, contracte ses abdos, parvient à s’adosser au lit.
Elles le saisissent à nouveau, Jessica compte jusqu’à trois et Raphaël pousse sur sa jambe valide.
Miracle, il est sur le matelas. Il tombe en arrière, roule sur lui-même pour se mettre dos à la jeune fille.
— Occupe-toi de ses mains, je m’occupe des chevilles ! dit Aurélie.
*
4 h 30
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