— Je crois qu’il va roupiller encore un peu.
— Il ne reviendra pas, augure Sandra.
— Mais si, ma douce. Il est costaud. Mais son frangin ne doit pas savoir qu’il est encore en vie, compris ?
Sandra hoche la tête.
Ils referment les volets avant de disparaître.
Jessica et Aurélie attendent un bon moment avant de retrouver la parole. Ils ont laissé, volontairement ou non, la lumière allumée dans la salle d’eau. Elles ne sont donc pas dans l’obscurité. Juste dans la pénombre.
Antichambre des ténèbres.
— Monsieur ? chuchote Jessica. Monsieur, vous m’entendez ?…
Elle aperçoit la masse sombre du corps inerte.
— Monsieur, réveillez-vous, je vous en prie… Réveillez-vous ! On a besoin de vous !
Parfois, les nuits où la lune est pleine ou presque, et où la terre crache son brouillard à la gueule du ciel, je regarde par la fenêtre et je les vois.
Ce n’est ni un rêve ni un cauchemar. Elles sont bien là. À l’orée du bois, non loin de l’étang.
Silhouettes opalescentes, exhumées du passé, qui flottent dans les prémices de l’aube, cherchant peut-être leur chemin.
Cherchant peut-être pourquoi.
Pourquoi elles sont là. Ou ne sont plus là.
Après s’être toutes regroupées, comme si elles s’étaient donné rendez-vous, elles approchent de la maison, essaient même d’en ouvrir la porte.
Elles hurlent, mais je n’entends rien.
Elles menacent, mais je ne crains rien.
Elles accusent, mais ça ne m’atteint pas.
Elles pleurent, mais ça ne me touche pas.
Simples anges inoffensifs qui sortent de terre au lieu de descendre des cieux pour venir hanter mon enfer à la recherche d’un paradis.
Leur paradis.
Sauf que le Paradis, ça n’existe pas. J’ai beau le leur répéter, elles s’acharnent à revenir.
Elles ne m’écoutent pas.
Personne ne m’a jamais écoutée.
Parfois, les nuits où la lune est pleine ou presque, et où la terre crache son brouillard à la gueule du ciel, je les vois.
Parmi elles, il y a moi.
Moi, avant.
Moi, morte.
Et la chose qui parle et qui marche à ma place me regarde, là-haut, derrière la fenêtre.
Son sourire est le plus abominable qui soit.
15 h 20
— Tu imagines tout ce qu’on pourrait faire avec ce fric ?
— On n’a pas besoin de cet argent, répond Sandra.
— On pourrait aller ailleurs, loin d’ici.
— Tu veux vendre la maison ?
Patrick la considère avec étonnement. Avec amusement.
— Non, bien sûr que non, ajoute-t-elle aussitôt. Je dis n’importe quoi.
Comment pourraient-ils vendre, de toute façon ? Céder à quelqu’un cette propriété dont le sous-sol fourmille de cadavres… Les gamines qui se sont succédé ici, avant de finir dans le bois qui borde l’étang. Sandra ne sait plus exactement où.
Et puis les bébés, les siens. Les leurs, plutôt. Étouffés dès leur arrivée en ce monde, il y a déjà longtemps.
« Tu ne peux pas avoir d’enfants », lui a répété Patrick. « Tu n’es pas faite pour ça. »
L’ogre ne voulait sans doute pas se repaître de sa propre progéniture.
Sa complice est d’accord avec ça. Comme toujours.
Pourtant, ces enfants-là, les siens, Sandra sait où ils sont. Elle les a baptisés, à l’insu de Patrick.
Une fille, un garçon. Marie et Matthieu.
Que des prénoms commençant par M.
M, comme mal.
M, comme maudits.
Comme martyrs.
Elle va les voir, parfois, au petit matin. Après les nuits où la lune est pleine ou presque…
Combien de tombes, en tout ? Peut-être une quinzaine. Elle ne se souvient plus vraiment.
Ce dont elle est sûre en revanche, c’est qu’il y aura d’autres inhumations.
Ça ne s’arrêtera jamais.
Tant qu’il sera en vie, il fera régner la mort.
Elle se réchauffe en caressant l’encolure de Mistral, le farouche frison qui a bien voulu s’approcher de la clôture. Mais qui garde ses distances avec Patrick.
Comment se séparer de cette demeure surplombant un véritable cimetière ? Ils y sont enchaînés pour l’éternité, comme elle est enchaînée à lui, pour l’éternité. Car elle ne songe pas qu’il puisse y avoir une fin. Même la mort ne pourra les désunir.
Parce qu’elle n’est rien.
Rien d’autre qu’une partie de lui, qui partira avec lui. Où qu’il aille.
Appuyée contre l’enclos des chevaux, elle a les yeux dans le vague.
— Non, on ne vendra pas, confirme Patrick. Mais rien ne nous empêche de faire le tour du monde… Et de revenir, ici, quand on est fatigués.
Sandra sait à quoi se résumerait ce tour du monde . Il ne serait pas question de visiter les plus beaux monuments ou de s’étendre sur les plages paradisiaques.
Plutôt écumer les contrées où il est facile de se procurer de la chair fraîche. De la chair vierge, pour être plus précis. Certes, il n’y aurait plus l’excitation de l’enlèvement et du risque encouru. Ne resterait que le plaisir tranquille de la consommation à outrance. De l’orgie.
Mais n’est-ce pas cela, les vacances ? Rompre avec les habitudes et se laisser servir sur un plateau ?
— Tu n’aurais plus besoin de travailler. On pourrait acheter d’autres chevaux, acheter les terres et le bois de derrière… Je suis sûr que ce con de Bairtoux serait vendeur !
Ce con de Bairtoux … Le propriétaire du bois qui surplombe leur demeure. On le surnomme l’idiot du village, ici. Parce que s’il a hérité de terres immenses, il n’a pas hérité de l’intelligence de ses parents. Pas même de leur pragmatisme. Il ne sait ni lire, ni écrire. Encore moins compter. Une sorte d’attardé mental qui passe ses journées au bistrot du patelin.
Sandra sourit. Acheter les terres de Bairtoux ? Agrandir le cimetière, en somme.
— Je n’ai besoin de rien, murmure-t-elle.
Il passe un bras autour de ses épaules, l’attire contre lui.
— L’important, c’est que tu ne m’abandonnes pas, ajoute Sandra.
— Comment le pourrais-je ? Tu sais bien que jamais je ne te laisserai, ma douce.
Comment pourrait-il s’arracher les deux bras ?
— Tu devrais tuer Raphaël, dit-elle au bout d’une minute.
— Tu as peur de lui ?
— Il est dangereux.
Dangereux, oui.
Parce qu’il m’a touchée. Et que peut-être…
— Mais il va sans doute mourir, dit-elle. Ce n’est plus qu’une question d’heures.
*
Le temps est devenu peur. Rien d’autre.
Chaque seconde est un pas de géant vers la mort.
Heureusement qu’il y a la lumière de la salle de bains pour les sauver du noir.
Aurélie claque des dents, ça fait un drôle de bruit. Le bracelet sur le barreau métallique du lit vibre de façon macabre.
Mais soudain, c’est un autre bruit qui vient briser le silence.
Un gémissement, sorte de râle bestial.
— On dirait qu’il se réveille ! chuchote Aurélie.
Elles tendent l’oreille ; nouvelle plainte animale.
— Monsieur ? appelle Jessica. Vous m’entendez ?
Il est sourd, aveugle et muet.
La seule chose qu’il voit, c’est ce point lumineux qui refuse de s’éteindre. Comme s’il était allumé en plein milieu de son crâne.
Il est allongé sur un lit d’aiguilles. Ou de clous. Empalé vivant.
Il voudrait se lever, voudrait courir. Mais il est incapable de bouger ne serait-ce que le petit doigt.
Читать дальше