Un plan parfait qui s’écroule.
— Je vais crever, hein ? gémit William.
— Dis pas ça, ordonne Raphaël en jetant un œil dans le rétroviseur. Je te laisserai pas mourir.
— Je suis en train de me vider de mon sang, putain…
— Calme-toi, répond son frère. On va s’en tirer, fais-moi confiance.
— Je crois pas, murmure William. Je crois pas…
Ils pensaient au moins pouvoir se réfugier dans leur planque. Parfaite, aménagée depuis des semaines. Pas trop isolée, pour ne pas attirer l’attention, équipée pour tenir un siège.
Mais là aussi, tout est allé de travers.
La rue grouillant d’uniformes, des gyrophares partout. Ils ont d’abord cru que les flics étaient là pour eux. Puis ils ont vu les pompiers, le SAMU. Incendie dans le pavillon d’à côté, impossible d’approcher discrètement. Demi-tour, changement de programme.
Errance.
La poisse les poursuit, collée à leurs basques. De toute façon, la fusillade a tout changé. Trop risqué de s’installer là-bas alors qu’ils sont peut-être surveillés.
Raphaël stoppe soudain la S4 sur le bord de la route. Sa tête est sur le point d’éclater comme un fruit trop mûr.
— Qu’est-ce que tu fous ? demande Fred d’un ton nerveux.
— Tu vas prendre le volant, je suis crevé.
Raphaël étire ses muscles tendus puis fait quelques pas autour de la berline. Il allume une cigarette, Fred le rejoint ; il a du sang partout, sur les mains, le pantalon, la chemise. Même sur le visage. On dirait presque que c’est lui qui s’est pris les deux balles dans la peau.
Christel ne bouge pas. Elle reste sur le siège passager, murée dans le silence, ne profitant même pas de cette pause pour aller pisser. Ne regardant même pas William qui agonise dans son dos.
— Allez, monte, traînons pas dans le coin, dit Fred.
— Ta gueule, répond calmement Raphaël. Je fume ma clope, tu permets ?
Il ouvre la portière et considère son frère, étendu sur la banquette imbibée d’hémoglobine.
— Ça va aller, petit, jure-t-il avec un sourire qu’il espère rassurant.
— Tu crois qu’on a combien de litres de sang dans le corps ? s’inquiète William d’une voix brisée.
— Je sais pas… Quelque chose comme cinq litres, je crois.
— C’est ça, confirme Christel sans se retourner. Cinq à six litres pour les mecs, quatre à cinq litres pour les nanas.
— Alors, il ne doit pas me rester grand-chose dans les veines !
— Le garrot est efficace, dit Raphaël en s’asseyant. Et puis tu es costaud.
Il pose la tête de son frère sur ses genoux, passe une main dans ses cheveux.
— Je vais trouver une solution, ajoute-t-il. Tiens le coup… Allez, Fred, démarre maintenant.
20 h 00
— On s’arrête au prochain bled, ordonne Raphaël. Faut trouver un toubib.
— T’es fou, non ? s’écrie Fred.
— Will doit voir un toubib maintenant.
— Hors de question ! rétorque le chauffeur.
Raphaël s’approche de l’appuie-tête.
— Je te dis qu’on s’arrête au prochain bled, répète-t-il sans élever la voix. C’est bien clair ?
Fred gare la voiture sur le bas-côté. Ils sont au beau milieu d’une épaisse forêt, aussi épaisse que la nuit qui se cogne aux vitres de la bagnole.
Fred sort de l’Audi, Raphaël le suit. Ils se retrouvent devant le capot.
Face à face.
— On ne peut pas faire ça, Raph, on a les flics au cul !
— Tu crois que je vais laisser crever mon propre frère ?
Fred ne répond pas, il shoote dans une branche morte.
— De toute façon, tu comptes faire quoi ? reprend Raphaël.
— On aurait dû aller à la planque une fois les flics partis, voilà ce qu’on aurait dû faire ! Ce qui était prévu.
— Autant aller direct chez les poulets ! Ils nous attendent là-bas, au cas où t’aurais pas compris ! Ils nous ont cueillis à la sortie de la bijouterie, tu crois que c’est un hasard ? On était surveillés, ça veut dire qu’ils nous avaient logés.
— Tu délires ! S’ils nous avaient surveillés, ils nous auraient envoyé autre chose que trois malheureux flics !… On aurait dû aller à la planque.
— Trop risqué, coupe Raphaël. Il va falloir en trouver une autre. Mais d’abord, il faut un toubib pour Will. Alors tu te remets au volant et tu fonces jusqu’au prochain patelin.
Fred ronge son frein, ne répond pas. Les deux hommes remontent dans l’Audi. Raphaël caresse la joue de son frère qui semble dormir, qui gémit de douleur.
— On va te soigner, murmure-t-il. Tiens bon… Me lâche pas maintenant.
20 h 20
L’Audi est rangée le long du trottoir, tous feux éteints.
Raphaël note le numéro sur son paquet de clopes. Christel le rejoint et lit à son tour l’inscription sur la plaque.
— S. Thuillier, vétérinaire… Vétérinaire ?! T’es barge !
— Un véto, c’est comme un toubib. Il sait endormir, opérer et recoudre.
— Si tu le dis, soupire la jeune femme. C’est ton frangin après tout… Pas le mien.
Raphaël traverse la petite rue et remarque un rideau qui s’écarte légèrement derrière une fenêtre du premier étage.
Il pénètre dans l’antique cabine téléphonique. Il n’y a vraiment que dans cette France profonde qu’on peut encore trouver pareille installation… Il compose le numéro du vétérinaire en priant pour qu’il y ait un transfert d’appel à son domicile ou un répondeur lui donnant un téléphone d’urgence.
Au bout de quatre sonneries, une voix féminine lui répond.
— Bonsoir madame, je cherche à joindre le docteur Thuillier s’il vous plaît…
— C’est moi.
— Ah… Monsieur Favier au téléphone. Je me permets de vous déranger parce que je suis garé devant votre cabinet. J’ai percuté un chien avec ma voiture sur la départementale et il est blessé. Je ne sais pas quoi faire…
À l’autre bout du fil, la vétérinaire soupire.
— Il est gravement touché ?
— Ben je sais pas trop, mais il ne peut plus se lever ni marcher…
— Alors il est gravement touché, conclut le docteur Thuillier. Quelle race ?
— On dirait un… labrador.
— Il a un collier ?
— Non, rien… Vous pouvez m’aider ?
— J’arrive. Je serai là dans dix minutes environ.
— Merci beaucoup, je vous attends.
Elle raccroche, Raphaël sourit. Il rejoint l’Audi, Fred baisse la vitre.
— Elle arrive.
— Elle ?
— Ouais, elle .
— Y a un vieux qui nous mate par la fenêtre.
— J’ai vu, répond Raphaël en allumant une cigarette.
— Faut qu’on se tire d’ici vite fait.
— Arrête de flipper. Christel et toi, vous allez vous planquer dans la ruelle. Je m’occupe du reste…
Sandra s’engouffre dans son 4 × 4.
Une mauvaise soirée s’annonce, mais elle n’a pas le choix.
C’est le boulot. Son boulot.
D’après ce que le type lui a dit, elle va sans doute devoir euthanasier le chien. Pas envie de ça maintenant.
Maintenant qu’il n’est pas là. Qu’il lui manque.
Alors qu’elle est rentrée il y a peu d’une harassante journée. Quatre fermes à visiter.
Le Nissan s’engage sur la piste — quelques dizaines de mètres à peine — avant de rejoindre le goudron et d’accélérer.
Plus vite j’arrive, plus vite c’est terminé. Il avait une voix agréable, ce type. Grave, chaude, sensuelle. Et au moins, il n’a pas laissé le chien agoniser sur le bord de la route, comme le font certains.
La lumière des phares tranche difficilement le brouillard qui revient sournoisement à l’attaque, engloutira toute la plaine avant l’aube.
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