Paul allume une cigarette. François fixe ses chaussures.
— Cette fille est morte en te sauvant la vie…
— Je sais. Elle se serait suicidée de toute façon. Enfin, je crois… C’est peut-être ce qu’elle a voulu d’ailleurs. Partir avec moi, c’était du suicide !
— Dire que tout cela venait de se passer lorsque je t’ai pris en stop, murmure François. Tu avais l’air si calme, pourtant !
— Question d’habitude.
— J’avais deviné que tu fuyais, mais… de là à imaginer tout ça !
— Je m’en doute. Ça doit être un choc pour toi.
— Un sacré choc, même ! Mais… pourquoi n’es-tu pas parti les mains vides ? Pourquoi avoir piqué cette came ? Si tu t’étais enfui sans rien, peut-être ne t’auraient-ils pas poursuivi ?
Paul sourit tristement.
— Ils en ont rien à foutre de la came ! Enfin, ils la veulent mais… c’est secondaire.
— Ah bon ?… Quoi alors ? Ils veulent venger Adelina ?
— Adelina ? Ils en ont rien à foutre non plus ! Déjà qu’ils la supportaient pas ! Elle les a trahis, alors…
— Mais qu’est-ce qu’ils veulent dans ce cas ?
— Moi, d’abord. Et puis… ça.
Paul ouvre son sac, il en sort la grosse pochette cartonnée.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ce que j’ai fauché aux Italiens. C’est ça qu’ils veulent récupérer à tout prix… ça et moi. Parce que je sais tout. Ce qu’il y a là-dedans, mais aussi d’autres choses. Et parce que j’ai buté Marco. Ils ont tout un tas de raisons, tu vois !
François ouvre la pochette. Il l’avait bien remarquée, mais ne s’était pas douté que c’était la clef… Il trouve un dossier et une drôle de cassette dans son boîtier Sony.
— Digital BETACAM , lit François. C’est quoi ?
— La cassette que j’ai récupérée dans la caméra.
— Quelle caméra ?
— Je suis allé en Somalie pour descendre une journaliste italienne et son cameraman.
Davin reste la bouche entrouverte un instant. Comme s’il venait de recevoir une gifle.
— Tu… Tu as tué une femme ? dit-il enfin.
— C’était pas la première fois.
Encore un nouveau coup. Plus dur que les autres, peut-être.
— C’était une journaliste qui menait une enquête là-bas.
François examine le dossier. Des tas de photos défilent sous ses yeux horrifiés. Soudaine envie de vomir quand il voit un jeune garçon somalien étendu sur un lit d’hôpital, les bras et le visage entièrement brûlés. Comme si on l’avait trempé dans un bain d’acide. Et puis, d’autres clichés, encore. Des fûts éventrés, gisant sur des plages. Des amoncellements de sacs plastique, aux abords de bidonvilles. Sacs plastique que d’autres gosses viennent fouiller, pieds nus. Au milieu des seringues, des compresses souillées… Il ne lit pas très bien l’italien, ne comprend donc pas tout.
Mais les images parlent d’elles-mêmes.
— C’est quoi, toute cette merde ?
— Ces dernières années, le Vieux avait décidé de se lancer dans une nouvelle activité, avec ses fils. C’est surtout Bruno qui gère ça… Le trafic de déchets toxiques. Gustave s’est associé à un cousin à lui, en Italie. Pelizzari se chargeait de la collecte en France et en Belgique, tandis que son cousin avait l’Italie et l’Allemagne… Et les États-Unis, aussi.
— Un trafic de déchets toxiques ?
— Oui. Les normes ici, pour le recyclage de ces saloperies, sont très strictes. Ça coûte beaucoup d’argent. Environ mille dollars la tonne. Avec nous, c’était huit dollars la tonne ! Tu commences à piger ?… On récupère les déchets, on les fout dans des conteneurs, on les transporte par camions. Ensuite, selon ce que c’est, on les charge sur des bateaux, à Hambourg, Le Havre, Gênes ou Marseille. Et on les emmène en Afrique… Parfois en Asie.
— Merde, c’est pas vrai…
— Il y a différentes façons de faire. Pour les déchets industriels, ils partent sur des cargos ou des porte-conteneurs. La marchandise est balancée par-dessus bord, au large des côtes africaines. En Somalie, surtout. C’est facile là-bas. Pour les déchets des labos pharmaceutiques ou les déchets hospitaliers, on les emmène en camion et on les dépose dans des décharges, comme celle que tu as vue sur la photo… On y jette aussi les vieux appareils ménagers pleins de gaz nocifs, ou même des huiles de vidange.
— Mais… les gouvernements locaux laissent faire ?
— Y a pas de gouvernement là-bas ! C’est le bordel ! Suffit de livrer en même temps des armes aux miliciens pour qu’ils ferment les yeux ! Et ça fait un double rapport. Parfois même, si c’est des déchets nucléaires, on coule le bateau. Je sais que le cousin en a coulé pas mal, en Méditerranée…
— Non, tu délires !
— Je te jure que c’est vrai. Les gouvernements sont tous complices. Tous.
Déchets nucléaires. Déchets toxiques. Industriels, hospitaliers, pharmaceutiques.
François regarde encore les photos, hébété. Anéanti. À un moment, sur un des clichés, il croise une femme. Une jolie brune, la quarantaine.
— C’est elle la journaliste que tu as tuée ?
François a de la haine dans la voix. Ça déborde jusque dans ses yeux. Un fût de déchets toxiques vient de se déverser dans sa tête, aussi.
— Oui. Elle s’appelait Ilaria.
Cette femme qui a eu le courage avec son assistant d’aller dans ce pays de tous les dangers pour faire connaître au monde l’horreur de ce trafic… François a son assassin à côté de lui. Juste à côté.
Il voyage avec depuis des jours.
Il l’appelle Petit, l’a fait passer pour son fils.
— T’es vraiment qu’un salaud…
Paul garde les yeux baissés.
— T’entends ? T’es qu’un salaud !
— Oui, j’entends.
Davin s’éloigne un peu.
— Comment as-tu pu commettre une chose pareille ? Comment tu as pu faire tout ça ?
— J’avais pas vraiment le choix…
— Si, on a toujours le choix ! hurle Davin. Tu aurais pu te tirer ! De toute façon, ça a changé quoi de l’avoir tuée, hein ? Ils veulent ta peau quand même ! Comment tu as pu assassiner cette femme ?
Paul garde les mâchoires soudées. François, appuyé sur le capot de la voiture, tente de retrouver un semblant de calme.
Jusque-là, il avait essayé. Essayé de se persuader que les victimes étaient des pourris, des truands, des rivaux. Mais cette femme…
— C’était horrible, confesse soudain Paul. Ça m’a jamais fait aussi mal… J’ai cru que j’y arriverais pas.
— Ah ouais ? Mais tu y es arrivé ! Ça ne t’a pas posé de problème !
— Ne dis pas ça…
— Tu l’as tuée comment ?
— Une balle dans la tête.
François recommence à tourner en rond. Il shoote dans les cailloux. Ça roule, dans sa tête. Ça tangue. Ça chavire.
Il a besoin de vomir toute la merde qu’il vient d’ingurgiter de force.
— T’es qu’une petite ordure ! De la pire espèce…
Les yeux du gamin brillent avec le soleil. Mais ce ne sont même pas des larmes. Il prend une cigarette, pour se donner le courage d’affronter son ami, tribunal à lui tout seul. Et continuer à se confier. À plaider coupable.
— Elle ressemblait à ma mère. Je revois tout le temps son visage… J’arrive pas à l’effacer.
— J’espère qu’elle te hantera jusqu’à la fin de tes jours ! assène François.
— T’en fais pas, je risque pas de l’oublier.
— Tu crois que tu vas m’attendrir, avec tes belles paroles, petit enfoiré ? Heureusement qu’elle est morte, ta mère ! Parce que si elle te voyait… Si elle voyait ce que tu es devenu…
Paul encaisse. Mais il vacille. Ses yeux brillent de plus en plus. Alors il baisse la tête.
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